Pour la professeure de droit Laurence Burgorgue-Larsen, « Le droit, c’est l’antidote contre l’arbitraire »
Dernière modification : 18 mars 2022
Propos recueillis par Vincent Couronne, chercheur au centre de recherche VIP, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Crédit photo : Laurence Burgogue-Larsen, tous droits réservés
Pour la spécialiste des droits de l’homme, l’invasion russe en Ukraine nous rappelle que le droit a une fonction démocratique, et qu’il doit être respecté
Laurence Burgorgue-Larsen est professeure de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut de recherches en droit international et européen. Ancienne présidente du Tribunal constitutionnel d’Andorre, Laurence Burgorgue-Larsen est une des intellectuelles les plus écoutées sur les droits de l’homme et la justice internationale. En septembre 2020, elle a publié Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context. La justice qui n’allait pas de soi (Pedone, 586 p., 48 €).
Vincent Couronne : En 2021, l’épreuve de culture générale au concours d’entrée à l’École nationale de la magistrature posait cette question : « les normes, protection ou frein ? ». Un sujet qui résonne avec un certain discours politique qui tend à vouloir s’affranchir du droit. L’extrême droite et la droite font fi des règles européennes en matière d’immigration ; au centre – ou « en même temps » à gauche et à droite –, des règles ont été imposées pendant la crise sanitaire sans même qu’elles soient inscrites dans le droit (on pense au télétravail censé être obligatoire, mais qui ne l’était pas en réalité) ; à gauche, on veut s’affranchir de certaines règles européennes. D’où une première question : à quoi sert le droit aujourd’hui ?
Le droit pose des limites à l’exercice du pouvoir politique afin que ce dernier reste démocratique
Laurence Burgorgue-Larsen : Le droit pose un cadre et des règles afin d’éviter que le pouvoir ne s’exerce de façon absolue et illimitée. Dit autrement, il pose des limites à l’exercice du pouvoir politique afin que ce dernier reste démocratique.
Vincent Couronne : Le droit a donc une fonction démocratique ?
Laurence Burgorgue-Larsen : Depuis le « tournant 45 », la reconstruction des sociétés dévastées matériellement et moralement par la Guerre – pis, par l’innommable, l’Holocauste – s’est effectuée par le droit, grâce au droit.
Ce sont des juristes, Raphaël Lemkin et Hersch Lauterpacht, qui ont pensé la persécution des crimes nazis, en inventant des concepts qui gouvernent encore aujourd’hui le droit international pénal : le crime de génocide d’un côté et le crime contre l’humanité de l’autre (on renvoie ici à l’ouvrage magistral et incontournable de Philippe Sands, Retour à Lemberg ).
Ce sont des juristes, Pierre-Henri Teitgen, Sir Maxwell-Fyfe, Fernand Dehousse, qui ont pensé un système juridictionnel de sauvegarde des droits et libertés en Europe, en imaginant l’architecture de la future Convention européenne des droits de l’homme.
Quand, de leur côté, les politiques prirent la mesure de la nécessité de la reconstruction démocratique d’après-guerre, ils la pensèrent à travers le droit. Ainsi du processus d’intégration européenne pensée par Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, Robert Schumann, lesquels imaginèrent la paix à travers l’édification d’un marché commun régulé par des institutions d’un côté et une cour de l’autre (l’actuelle Cour de justice de l’Union européenne).
Les cours constitutionnelles, instances contre-majoritaires par excellence, furent conçues afin d’éviter la tyrannie de la majorité
Le même phénomène fut logiquement à l’œuvre au sein des États. Songeons aux constituants allemands et italiens qui imaginèrent de nouvelles Constitutions où la garantie juridictionnelle des droits fondamentaux constituait l’alpha et l’oméga de systèmes démocratiques qui entendaient tourner la page des totalitarismes nazi et fasciste. Les cours constitutionnelles, instances contre-majoritaires par excellence, furent conçues afin d’éviter la tyrannie de la majorité.
Le droit a donc permis de reconfigurer des sociétés détruites par la force brute où la puissance illimitée avait engendré barbarie et désolation. Si le droit a été à l’origine de la reconstruction démocratique d’après-guerre, il constitue de nos jours le soubassement existentiel du fonctionnement démocratique contemporain.
Vincent Couronne : la démocratie suppose donc un rôle majeur confié aux cours, notamment aux cours constitutionnelles ?
S’il existe bien un consensus « post-45 », c’est celui selon lequel la démocratie ne se résume plus à l’élection
Laurence Burgorgue-Larsen : Il est important de souligner le fait que s’il existe bien un consensus « post-45 », c’est celui selon lequel la démocratie ne se résume plus à l’élection (libre et non faussée). L’élection ne vaut pas tout. Elle doit être accompagnée, tout d’abord, par l’existence de contre-pouvoirs forts qui prennent racine dans la séparation des pouvoirs (où l’indépendance de la justice est primordiale) ; ensuite, par l’existence de droits fondamentaux protégés au moyen de mécanismes juridictionnels (où cours suprêmes et cours constitutionnelles jouent un rôle majeur). Autant d’éléments qui étaient déjà présents, dans une certaine mesure, à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
C’est cet équilibre complexe – où l’élection doit être complétée par un système politique où la séparation des pouvoirs et la protection des droits fondamentaux sont fermement établis – qui permet de vivre en démocratie saisie par les principes élémentaires du libéralisme politique (démocratie libérale).
Vincent Couronne : Justement, cet équilibre ne donne-t-il pas l’impression aux citoyens qu’il ne faudrait toucher à rien, une impression dont découlerait un sentiment d’impuissance ?
Laurence Burgorgue-Larsen : À cet égard, il convient de souligner l’importance des imbrications, des enchevêtrements, pour ne pas dire des enlacements des ordres juridiques contemporains. En effet, les normes établies à l’échelle internationale et nationale participent à améliorer, de concert, tant les exigences relatives à l’indépendance de la justice, que celles découlant de la protection substantielle des droits fondamentaux. Le droit moderne est interconnecté, donc métissé, en ce qu’il se nourrit de chaque ordre juridique où la verticalité (hiérarchie des normes) a laissé la place au réseau (constitutionnalisme multiniveau).
Le droit permet de remplacer la force par la règle
En tout état de cause, le droit permet de remplacer la force par la règle. Il permet d’évoluer dans des ensembles interconnectés (Union européenne, CEDEAO, Mercosur, Convention européenne, Convention américaine, Charte africaine) qui, tous, ont mis en avant la liberté (du marché et/ou des individus), pour mieux éradiquer le conflit par la violence.
D’où l’importance des systèmes juridictionnels (à l’instar des systèmes d’arbitrage), qui sont autant de modes pacifiques de règlement des différends : ils abordent la discorde par le droit ; ils appréhendent le différend par la symbolique du procès où publicité et égalité des armes garantissent le fait que chaque partie soit en mesure d’exposer ses points de vue.
Respecter le droit, c’est donc respecter l’idée même de démocratie
Respecter le droit, c’est donc respecter l’idée même de démocratie où les conflits sont régulés par des processus qui font primer l’existence de contre-pouvoirs, l’échange d’arguments, le dialogue et le respect de l’autorité de chose décidée (res judicata).
Respecter les décisions de justice issues des juridictions nationales comme internationales, c’est respecter l’ordre garanti, à l’échelle interne, par les Constitutions et, à l’échelle internationale, par les traités. Décider de ne pas respecter une décision de justice, c’est se mettre hors la loi démocratique ; c’est derechef nier la régulation des oppositions par la pacification de la justice ; c’est réintroduire du désordre et du chaos, pour ne pas dire de la violence.
Quand une institution publique, une entreprise privée ou encore un individu et/ou un groupe d’individus ne respectent pas une décision de justice, c’est l’ordre démocratique qui est remis en cause ; quand un État, soudainement et brutalement, viole le principe cardinal de non-agression posé par la Charte des Nations Unies (article 2 paragraphe 4), c’est toute la coexistence pacifique à l’échelle internationale qui est remise en cause. Il se fait ingénieur du chaos au lieu d’être l’artisan de la coexistence pacifique.
Vincent Couronne : Mais alors, outre ce type de violation unanimement condamnée – du moins en Europe –, comment ne pas comprendre ce sentiment que le droit est un frein ?
Laurence Burgorgue-Larsen : Depuis quelques années, on entend et on lit en France que le droit (national, européen et international) ne serait en réalité qu’un ensemble de contraintes posées à la souveraineté des États ; pis, que le juge serait devenu omnipotent et qu’il devrait rentrer dans son lit, à tel point qu’une mission d’information du Sénat s’est saisie de la question. Cette rhétorique, poussée à l’extrême, est dangereuse. D’un côté, elle simplifie à outrance la réalité complexe du monde contemporain fait d’enchevêtrement d’ordre juridiques ; de l’autre, elle diabolise la figure du juge, alors qu’il est pourtant une garantie majeure de l’exercice d’un pouvoir régulé. La meilleure preuve en est que les pays à l’Est du continent, qui ont délibérément décidé de s’écarter des règles issues du « tournant 45 », celles de la démocratie libérale, s’attaquent en premier à l’indépendance des juges. Les exemples hongrois et polonais sont à cet égard emblématiques.
C’était être naïf ou inconscient que de penser que ce que le droit avait permis de bâtir, il ne pouvait pas participer à le détruire
À cet égard, on a cru pendant longtemps que l’horizon démocratique était indépassable ; qu’une fois les éléments inhérents à la séparation des pouvoirs et à la protection des droits fondamentaux étaient établis, ils ne pourraient plus être déconstruits, abîmés, viciés. C’était être naïf ou inconscient que de penser que ce que le droit avait permis de bâtir, il ne pouvait pas participer à le détruire. Car le droit est ce qu’en font les hommes. Il s’agit d’une boîte à outils qui peut être mise au service du meilleur comme du pire.
Le droit, c’est l’antidote contre l’arbitraire.
S’il faut respecter le droit, il faut également veiller à ce qu’il ne soit pas instrumentalisé au service de l’arbitraire. Pour ce faire, il convient d’avoir comme boussole des principes élémentaires, ceux qui ont été rappelés ci-dessus et qui ont si bien été mis en mots par les révolutionnaires de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.