Pinar Selek : vingt-cinq ans de persécutions judiciaires par la Turquie
Autrice : Juliette Bezat, journaliste
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Loïc Héreng
Photographie © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
Pinar Selek est une figure emblématique de la résistance à la répression menée par le pouvoir turc contre les intellectuels et militants critiques du régime. Connue pour ses écrits sur les minorités opprimées dans la société turque, elle est victime d’un “harcèlement judiciaire” de la part des autorités depuis vingt-cinq ans. Ce 31 mars, son cinquième procès s’ouvre à Istanbul. Retour sur une moitié de vie marquée par l’injustice.
Pinar Selek est une écrivaine, sociologue et militante écologiste, féministe et antimilitariste exilée en France. À l’été 1998, elle est arrêtée en Turquie et accusée d’avoir perpétré un attentat à la bombe – une explosion qui s’avèrera en fait accidentelle – survenue deux jours plus tôt au Misir Carsisi, fameux marché aux épices d’Istanbul. Libérée le 22 décembre 2000, Pinar Selek a, depuis, été acquittée à quatre reprises. Alors qu’en juin dernier, la Cour suprême de Turquie a annulé le dernier acquittement, la chercheuse est désormais ciblée par un mandat d’arrêt international assorti d’un arrêt d’emprisonnement immédiat. Ce 31 mars s’ouvre son cinquième procès. Une centaine de personnalités françaises parmi lesquelles Vincent Couronne, cofondateur des Surligneurs, seront à Istanbul pour suivre le procès.
Pinar Selek est née en 1961 à Istanbul. Fille d’un avocat – qui a passé quatre ans et demi en prison après le coup d’État de septembre 1980 – et d’une pharmacienne, elle est aussi petite-fille de l’un des fondateurs du Parti des Travailleurs de Turquie, formation socialiste d’opposition au régime. Dès l’enfance, elle baigne dans les milieux intellectuels turcs critiques du pouvoir. Après un passage au lycée Notre-Dame de Sion à Istanbul, elle décide de s’inscrire en sociologie à l’Université de Mimar Sinan d’Istanbul. Elle est déjà convaincue qu’il est “nécessaire d’analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir”.
Une approche sociologique singulière
Elle défend en effet une approche de l’enquête sociologique plus immersive et sur le temps long : le sociologue ne doit pas se situer en surplomb des personnes enquêtées mais travailler parmi elles, à leur contact direct, en empathie. Elle s’intéresse de près aux minorités discriminées dans la société turque, notamment les « enfants de la rue » et plus précisément les transsexuels et travestis de la rue d’Ülker à Istanbul. Tel est l’objet de son mémoire de DEA, qui sera d’ailleurs publié, en 2001, sous le titre Masques, cavaliers et nanas. La rue Ülker : un lieu d’exclusion. Diplômée en 1997, elle entame une nouvelle enquête sociologique d’histoire orale sur la diaspora politique kurde au Kurdistan, en France et en Allemagne.
11 juillet 1998 : le point de bascule
La vie de Pinar Selek bascule le 11 juillet 1998. Alors que deux jours plus tôt, une explosion est survenue au marché aux épices d’Istanbul, provoquant la mort de sept personnes et faisant 127 blessés, l’intellectuelle est arrêtée et torturée par la police turque. Cette dernière cherche à obtenir l’identité des militants kurdes interrogés par Pinar Selek dans le cadre de ses travaux de recherche. Refusant de les leur livrer, elle est alors accusée de complicité avec le PKK. Un mois après son incarcération, elle découvre à la télévision qu’elle est inculpée pour attentat terroriste. Les autorités ont en effet produit des preuves falsifiées dans le but de faire croire à un attentat fomenté par des activistes du PKK et, par là même, inculper l’universitaire. Par la suite, plusieurs enquêtes démontreront que l’explosion du 9 juillet était en fait d’origine accidentelle (une fuite de gaz).
Pinar Selek passe deux ans et demi en prison – où elle continue ses travaux – avant d’être relâchée, le 22 décembre 2000, dans l’attente de son jugement, faute de preuves. Mais son calvaire ne s’arrête pas là. Car c’est le début d’une longue saga judiciaire, scandée par cinq procès et quatre acquittements successifs (2006, 2008, 2011 et 2014).
25 ans de harcèlement judiciaire
En 2006, un faux témoin se rétracte et confie que ses aveux ont été obtenus sous la torture. Elle est acquittée une première fois, le 2 juin 2006, mais le procureur fait appel et la Cour de cassation annule la décision. Bis repetita le 23 mai 2008 : Pinar Selek est renvoyée, après un second acquittement, devant la Cour de cassation qui décide, en 2009, de la condamner. L’affaire est renvoyée devant une nouvelle cour d’assises : Pinar Selek est acquittée pour la troisième fois.
Deux fois n’est pas coutume : après un troisième acquittement, le procureur fait appel et, en 2012, le tribunal prend une décision singulière dans l’histoire du droit, puisqu’il décide d’annuler lui-même sa propre décision. Pinar Selek est condamnée à la prison à vie en 2013. Un an plus tard, le 11 juin 2014, ses avocats dénoncent l’illégalité de ces procédures et réclament l’annulation de la condamnation. Ils obtiennent gain de cause. Quelques mois plus tard, la sociologue est acquittée une quatrième fois… et le procureur fait à nouveau appel. En juin 2022, l’histoire se répète à nouveau, puisque la Cour annule une fois de plus la décision.
Une vie d’exil
Dès 2008, Pinar Selek quitte la Turquie pour partir vivre en Allemagne, avant de s’installer en France en 2011. Elle y est d’abord accueillie à l’Université de Strasbourg, où elle continue ses travaux de recherche et soutient sa thèse en science politique, “Les possibilités et les effets de convergence des mouvements contestataires sous la répression : les mobilisations au nom de groupes sociaux opprimés sur la base du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’appartenance ethnique en Turquie”. En 2017, elle obtient la nationalité française. Aujourd’hui, elle enseigne à l’Université Côte d’Azur.
En janvier 2023, la cour d’assises d’Istanbul émet un mandat d’arrêt avec emprisonnement immédiat. C’est depuis la France que Pinar Selek va donc suivre son cinquième procès. Son cas n’est pas isolé, loin de là. Au cours de ces vingt dernières années, nombreux sont les intellectuels, universitaires, écrivains, journalistes et militants à avoir été victimes de la répression arbitraire exercée par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. C’est toujours le cas aujourd’hui, comme le démontre l’acharnement judiciaire dont Pinar Selek demeure la cible. Son seul “crime” ? Avoir continué à réfléchir librement et exercer son esprit critique, envers et contre tout.
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