Philippe Poutou : il faut “exproprier” Total pour construire un service public de l’énergie, sans indemnisation
Dernière modification : 30 septembre 2022
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Héreng Loïc et Yeni Daimallah
Source : France Info, le 28 mars 2022
Exproprier une entreprise sans indemnité, c’est une nationalisation-sanction comme il y en eut après la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi léser les petits actionnaires. Il faut des raisons juridiques pour cela, ou revoir le droit de propriété en profondeur.
Total n’est pas la seule entreprise visée par Philippe Poutou, candidat du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) à l’élection présidentielle. Le secteur public de l’énergie qu’il appelle de ses vœux inclut l’ensemble des entreprises agissant dans ce secteur. C’est une “socialisation” selon ses termes, une nationalisation dirions-nous en droit. À ceci près que Philippe Poutou refuse toute indemnisation. Comme il l’explique dans son programme (page 15), il entend “exproprier” “les grands groupes de l’énergie et de l’eau, sans indemniser les actionnaires, qui se sont assez gavés”.
L’expropriation d’une entreprise n’est jamais qu’une nationalisation, or les nationalisations sont indemnisées
L’expropriation, en droit, consiste pour l’autorité à s’approprier un bien privé de façon autoritaire, et c’est très courant, par exemple lorsqu’il faut exproprier des terrains agricoles pour faire passer une autoroute. Exproprier une entreprise, cela existe aussi : cela s’appelle une nationalisation. L’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981 a donné lieu à de nombreuses nationalisations, de grands groupes industriels, de la plupart des grandes banques et grands assureurs, etc. : la liste figure dans la loi de nationalisation du 11 février 1982. Point commun de toutes ces nationalisations : les actionnaires ont été indemnisés, et le Conseil constitutionnel avait veillé en ce temps-là à ce que cette indemnisation soit juste. C’est la protection du droit de propriété, issu de la déclaration des droits de l’homme, et qui d’ailleurs protège également la propriété publique, comme l’a affirmé le même Conseil constitutionnel quand le gouvernement Chirac a commencé à dénationaliser (ou privatiser) en 1986.
Une nationalisation non indemnisée est une confiscation
Après la Seconde Guerre mondiale, trois entreprises furent nationalisées en raison de leur collaboration avec l’occupant nazi, dont Renault : une ordonnance de 1945 prononce la “dissolution” de l’entreprise, alors privée, et prévoit que “sont confisqués, au profit de la nation (…) l’intégralité” des parts détenues par Louis Renault et d’autres droits. Les petits actionnaires furent indemnisés, mais pas Louis Renault lui-même (détenteur à 96.80 % des actions de l’entreprise), ni les actionnaires de sa famille, ni les actionnaires administrateurs. Il en fut de même de la société Gnome et Rhône, fabricant de moteurs d’avions, nationalisée en 1945 pour “attitude antinationale”, et devenue SNECMA puis SAFRAN.
Si d’autres confiscations sans indemnité eurent lieu bien avant (par exemple celle des biens des nobles émigrant aux États-Unis à la suite de la Révolution française, par un décret du 30 mars 1792), il n’y en eut plus en France par la suite, sauf dans le cadre de rapports de forces internationaux tels qu’ils se déroulent en ce moment entre la Russie et des pays occidentaux.
Une confiscation suppose une raison juridique
En droit pénal, la confiscation est courante : en matière de contrebande par exemple, la douane peut confisquer les biens objets de fraude, c’est-à-dire importés ou exportés en contrebande ou sans respect des normes. Il faudrait donc que Total se soit rendue coupable d’une infraction pénale justifiant la confiscation. Or, nous avons déjà vu qu’il était très difficile d’associer cette entreprise aux crimes de guerre commis en Ukraine par la Russie. Quel autre délit pénal lui reprocher ?
En l’état du droit, le “délit” reproché à Total par Philippe Poutou est d’ordre politique : celui d’une entreprise capitaliste qui serait antisociale et anti-écologique. Il faudrait donc qu’une fois élu, il fasse voter une loi définissant un délit ou tout autre motif permettant la confiscation, sans que le Conseil constitutionnel ne puisse faire jouer sa jurisprudence protectrice du droit de propriété. Il faudra probablement modifier la Déclaration des droits de l’homme, et réaménager en profondeur le droit de propriété. Il faudra aussi sortir du Conseil de l’Europe, qui protège également le droit de propriété. Ajoutons que cette loi, punitive, serait rétroactive, ce que la Déclaration des droits de l’homme interdit aussi.
Les actionnaires de Total, ce sont les gros, et… vous et moi
Les actionnaires de Total sont répartis entre notamment les “institutionnels” et les “individuels”. Parmi les institutionnels, autrement dit les grandes banques, assureurs, voire les États, on trouve 17 % d’établissements français, 15.5 % d’établissement d’Amérique du Nord, ou encore au Royaume-Uni (11%). Si probablement peu de gens s’apitoieraient sur le sort des actions de BlackRock (5.9 %), en droit, une telle confiscation nous exposerait à bien des mesures de rétorsion de la part des États concernés. C’est d’ailleurs pour cette raison que Mitterrand avait nationalisé l’ensemble des banques, à l’exception de celles détenues majoritairement par des étrangers.
Enfin, il y a les actionnaires individuels, dont les salariés de Total, mais aussi le retraité qui s’est constitué un petit portefeuille d’actions destiné à améliorer sa retraite (plan d’épargne retraite), le salarié qui épargne dans un plan d’épargne en actions (PEA). Ces plans peuvent contenir des actions, notamment Total, BNP, Suez, Veolia, etc.
L’INSEE montre qu’en 2018, les ménages détiennent en moyenne 56 200 euros de patrimoine financier, dont 30% d’actifs risqués, autrement dit des actions. S’ils ne détiennent pas directement ces actions, elles sont insérées dans les produits très populaires telles les assurances-vie. Autrement dit, pas des produits pour millionnaires, d’autant qu’ils sont souvent plafonnés (pour le PEA). Si Philippe Poutou est élu, il confisquera donc les actions de ces petits actionnaires petitement “gavés”, sans contrepartie.
Contacté, Philippe Poutou n’a pas répondu à nos sollicitations.
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