Passe sanitaire pour les restaurants, théâtres, musées, quels problèmes juridiques ?
Dernière modification : 22 juin 2022
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Le gouvernement a fait son choix, le ”passe sanitaire” se met en place un peu partout et il y viendra, il l’a d’ores et déjà annoncé. On passera sur les modalités techniques en elles-mêmes, pour passer en revue les questions juridiques que soulève ce dispositif. Mais précisons d’abord que le passe sanitaire n’a rien à voir avec le “passeport sanitaire” (ou laissez-passer) européen, qui a vocation à servir de document officiel permettant le passage des frontières. Même si les deux dispositifs pourraient être insérés dans une même application et utilisent les mêmes données, ils resteront juridiquement distincts : l’Union européenne a bien compétence pour la circulation des personnes, mais elle ne définit pas les règles de circulation à l’intérieur des Etats membres. Le passe sanitaire est un dispositif purement national.
Le passe sanitaire, un passe-droit discriminant ?
Comme on a déjà pu le dire aux “Décodeurs” du journal Le Monde, l’autorité est en droit de traiter différemment les personnes se trouvant dans des situations différentes. D’ailleurs on cherche tous à échapper à la règle générale en invoquant une différence (“oui, mais moi ce n’est pas pareil !…”). Alors pourquoi les personnes vaccinées ne pourraient-elles pas échapper aux restrictions de circulation ? C’est ce qu’a tenté une personne de 83 ans devant le Conseil d’État qui a rejeté cette demande tout récemment, jugeant que “s’il est vraisemblable, en l’état, que la vaccination assure une protection efficace des bénéficiaires, (…) les personnes vaccinées peuvent cependant demeurer porteuses du virus et ainsi contribuer à la diffusion de l’épidémie dans une mesure à ce stade difficile à quantifier, ce qui ne permet donc pas d’affirmer que seule la pratique des gestes barrières limiterait suffisamment ce risque”.
Toute discrimination n’est pas illégale
Mais le passe sanitaire crée un contexte différent : alors que notre retraité entendait circuler librement au milieu des non-vaccinés, le passe consiste à réserver certaines activités aux seules personnes vaccinées, ce qui supprime les risques de contagion. Est-ce discriminatoire ? Oui, mais pas forcément illégal, car toute discrimination n’est pas illégale comme on l’a dit. Ainsi, les enfants non vaccinés contre les maladies infantiles ne peuvent aller en crèche, et c’est prévu par la loi et même conforme à la Constitution comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel. Et c’est même conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, comme vient de le juger la Cour européenne dans un arrêt tout récent interprété à tort et à travers comme rendant la vaccination contre le covid-19 obligatoire alors qu’il traite d’autres vaccins et qu’il ne rend rien obligatoire.
Alors où est le problème ? Le premier est celui de la disponibilité des vaccins. Tous les juristes s’accordent à dire que tant que le vaccin ne sera pas disponible à qui le souhaite, un passe réservé aux personnes vaccinées sera contraire au principe d’égalité. Si les Etats-Unis viennent de dispenser les personnes vaccinées du port du masque, c’est parce qu’ils disposent de suffisamment de vaccins pour satisfaire la demande. Faute de vaccins en nombre suffisant en Europe, le gouvernement et l’Union européenne ont résolu à court terme cet obstacle en prévoyant que le passe bénéficierait aussi aux personnes porteuses d’un test PCR récent, ou d’un certificat attestant que l’on est immunisé parce qu’on a déjà eu le covid-19. Il n’y aurait donc plus d’obstacle insurmontable pour obtenir ce passe, qui ne serait alors plus discriminatoire. Ce passe doit être disponible en numérique mais aussi en papier, car bien des personnes ne disposent toujours pas d’un support ou de la connaissance adéquate pour une version numérique (alors que, souvent, elles sont vaccinées !). Il n’y a donc pas de discrimination illégale.
Une atteinte limitée à la vie privée
Le passe sanitaire créerait-il une atteinte à la vie privée et au secret médical ? C’est incontestable, mais toute intrusion dans la vie privée et toute atteinte au secret médical ne sont pas non plus illégales, si elles sont justifiées par un intérêt général, celui en l’occurrence de la santé publique. Il y a donc bien une contrepartie à la transmission de certaines données, tout comme il y a une contrepartie à confier ses données personnelles à une application, un site internet, un navigateur internet, à une entreprise d’achats en ligne… ou à Alexa.
Il existe d’autres cas de divulgation des données de santé dans l’intérêt général : par exemple, un médecin est tenu de signaler certaines maladies à l’administration de la santé selon le Code de la santé publique (par exemple le botulisme, le choléra, la dengue, le VIH ou le tétanos). De plus, les données à fournir sont limitées : positif ou pas au covid-19, vacciné ou pas, ancien malade du covid-19 ou pas, historique des tests, un identifiant dont il reste à savoir comment il sera relié au dossier médical de chacun (et qui ne peut pas être le numéro de sécurité sociale). La Commission nationale Informatique et libertés (CNIL), dans un avis du 22 avril, a rappelé les exigences légales, notamment l’importance du choix entre version numérique du passe et version papier (ce que le Conseil d’Etat avait déjà jugé en décembre 2020 à propos de l’attestation de sortie). Par ailleurs, les données collectées peuvent être rendues éphémères (quelques mois ou quelques semaines, en fonction des délais de contagion), et leur accès doit évidemment être strictement limité, ce qui implique deux impératifs : l’hébergement de ces données doit être sécurisé ; le personnel du lieu visité (restaurant, musée, etc.) n’a pas à les connaître et encore moins à les conserver.
Reste à savoir si ce passe sanitaire permettra de tracer les déplacements du porteur en accumulant les données des lieux visités : cela pourrait être utile dans la lutte contre la pandémie, mais c’est aussi fortement intrusif. Bon nombre des citoyens français acceptent pourtant de transmettre leurs données de déplacement et de localisation à des sociétés privées comme Google. Tout cela doit donc être encadré par la loi, seule à même d’autoriser ce qui n’est jamais qu’un fichage, d’autant qu’il faudra un dispositif de lutte contre la fraude, laquelle ne manquera pas de se produire.
Une obligation vaccinale indirecte ?
L’argument de l’obligation vaccinale indirecte contre le passe sanitaire est intéressant car il s’appuie sur un droit fondamental qui est celui du consentement aux soins, inscrit dans le Code de la santé publique mais qui découle aussi de la Convention européenne des droits de l’homme.
Mais en réalité le passe sanitaire, dans sa forme prévue, n’impose aucune vaccination. D’ailleurs aucun texte en France ne crée de soins obligatoires, en dehors de cas comme les troubles mentaux mettant une personne et son entourage en danger, ou encore dans certains métiers imposant la vaccination contre l’hépatite B (professions de santé, police, travailleurs sociaux, etc.). Toute personne ne souhaitant pas se faire vacciner verra donc sa volonté respectée, mais ne pourra se rendre dans certains lieux, exactement comme pour la crèche et l’école : la vaccination infantile n’est obligatoire que si les parents veulent placer leur enfant en crèche ou dans d’autres lieux collectifs. Ils peuvent aussi le garder et l’instruire à la maison. Ils assument alors les conséquences de la différence de situation dans laquelle ils se sont eux-mêmes placés.
Quelle responsabilité pour le restaurateur, le cafetier, le musée, etc. ?
C’est peut-être le point le plus délicat. Le restaurant, le théâtre ou le musée ont d’abord du personnel, que tout employeur doit protéger selon le Code du travail (art. L. 4121-1). Est-il concevable de laisser un serveur pas assez âgé pour être vacciné, travailler dans un restaurant avec d’autres serveurs non vaccinés et une clientèle qui bien que vaccinée peut être porteuse du virus ? Donc, faudra-t-il, malgré le vaccin, conserver un système de jauge ? Ou alors faudra-t-il imposer le vaccin aux employés, ce qui ne semble pas inconcevable en droit du fait qu’ils deviendraient une profession à risque, au même titre que les professions de santé par exemple. D’autant qu’en cas de contamination sur le lieu de travail, l’employeur serait responsable. Et on rappellera que tout salarié peut exercer un droit de retrait si sa santé est menacée (art. L. 4131-1, Code du travail).
Ensuite, quelle responsabilité pourrait encourir le restaurateur, le théâtre ou le musée, à l’égard du client, du spectateur ou du visiteur contaminé ? S’il se montre peu regardant et laisse entrer les clients sans vérification, il sera potentiellement responsable d’un cluster. Même chose s’il ne respecte pas la jauge, ou si par sa faute des données médicales fuitent. En tant que responsable du lieu qu’il exploite, il doit interdire l’entrée à toute personne ne remplissant pas les conditions légales pour y accéder, exactement comme le font déjà les tenanciers de débits de boissons lorsqu’ils refusent de servir des mineurs, en vertu du Code de la santé publique. Et en cas de fraude ayant abouti à un cluster, est-il responsable ? Oui, s’il ne n’est pas montré suffisamment vigilant. Mais on ne lui demandera pas d’être expert en détection de faux QR codes.
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