Michel Barnier appelle à “retrouver notre souveraineté juridique” en matière migratoire et à s’extraire des cours européennes

Création : 17 septembre 2021
Dernière modification : 24 juin 2022

Auteur : Naël Leites, master droit de l’Union européenne, Université de Lille

Relecteurs : Vincent Couronne, docteur en droit public, chercheur associé au laboratoire VIP, Université Paris-Saclay, et Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Source : Twitter, le 9 septembre 2021

Michel Barnier fait ici une proposition surprenante pour un responsable politique qui, il y a quelques mois encore, défendait avec énergie l’unité de l’Union européenne face au Royaume-Uni en tant que négociateur en chef du Brexit. Sa proposition reviendrait à faire une Europe à la carte, où les lois européennes ne primeraient plus sur les lois nationales. Cela serait, sans doute, le début de la fin de l’intégration européenne. Pourquoi pas, mais il doit alors assumer les conséquences de sa position.

À l’occasion des journées parlementaires Les Républicains (LR) à Nîmes, un tweet du compte officiel des Républicains a cité un extrait du discours de Michel Barnier, dans lequel celui qui souhaite porter les couleurs LR à l’élection présidentielle de 2022, a déclaré “qu’il fallait ne plus être soumis aux arrêts de la CJUE ou de la CEDH” en matière migratoire. Face à la consternation qu’a suscitée une telle déclaration, notamment dans la sphère bruxelloise, le tweet, posté par LR, a été supprimé et l’intéressé a décidé de clarifier sa position dans un nouveau tweet : “ma proposition de “bouclier constitutionnel” ne s’appliquera qu’à la politique migratoire”.

Cette proposition est très problématique car, en plus de soustraire la France à ses obligations qui découlent des traités européens, elle vient remettre en cause les fondements même de l’ordre juridique européen.

REMETTRE EN CAUSE L’AUTORITÉ DES COURS EUROPÉENNES SUR LA FRANCE OBLIGE À MODIFIER LES TRAITÉS

En ne voulant plus être “soumis aux arrêts de la CJUE ou de la CEDH”(c’est-à-dire de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme), Michel Barnier, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, s’inscrit à l’encontre des engagements européens de la France : : “Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties” (art. 46 CEDH), “les États membres prennent toute mesure générale ou particulière” pour  appliquer  le droit de l’Union européenne dans son intégralité (art. 4 TUE ).

 Cela constitue un énorme revirement : la France a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme en 1974. Quant à l’Union européenne, depuis les débuts en 1951, la France a toujours consenti à respecter les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne, y compris  en matière migratoire (depuis le traité de Lisbonne de 2007). 

Ainsi, les propos de Michel Barnier impliquent de modifier les traités dans le sens d’une désintégration européenne, c’est-à-dire en “décommunautarisant” un pan entier de l’Union qu’est le domaine migratoire. S’agissant de notre “soumission” à la Cour européenne des droits de l’homme, il faudrait pour s’en soustraire négocier un protocole additionnel excluant la compétence de la cour dans des litiges afférant à la politique migratoire des États. Dans un tel cas de figure, tous les États devraient ratifier le protocole, et ils en bénéficieraient tous, pas seulement la France. Autre possibilité, que la France dénonce la Convention et donc quitte la CEDH, ce qui pose des problèmes autrement plus compliqués.

Mais l’objet de “créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe” reconnu dans le traité sur l’Union européenne (art.1 TUE), ainsi que la vocation de la CEDH à “assurer la reconnaissance et l’application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés” (CEDH) s’inscrivent en totale contradiction avec les propos de Michel Barnier.

Par ailleurs, il faut relativiser la soumission de la France aux juridictions européennes en matière migratoire : l’asile et l’immigration faisant l’objet d’une compétence partagée entre États membres et Union européenne. En aucun cas, l’Union ne peut décider à la place d’un État de sa politique de visa ou de ses conditions d’octroi du statut de réfugié.

C’EST TOUTE LA LOGIQUE D’INTÉGRATION EUROPÉENNE QUI EST REMISE EN CAUSE

La création d’un “bouclier constitutionnel”, défendue par Michel Barnier, vise selon lui à “garantir que des mesures nationales ne puissent être écartées par une juridiction française au motif des engagements internationaux de la France“. Cela équivaut ni plus ni moins à remettre  en cause le principe de primauté du droit européen sur les droits nationaux, un principe posé par la Cour de justice dès 1964 dans un célèbre arrêt Costa contre ENEL. Or, sans primauté, il n’y a plus d’intégration européenne : la législation européenne deviendrait contingente, c’est-à-dire qu’elle varierait d’un État à l’autre selon les juges nationaux. Autant dire que c’en serait terminé, à moyen terme, de l’Union européenne. Nous ne nous prononçons pas sur l’opportunité de cette position de désintégration européenne, mais nous soulignons ici simplement les conséquences logiques de la proposition de Michel Barnier.

Il est en effet important de souligner la spécificité de l’ordre juridique européen dans sa dimension de “système juridictionnel” autonome, destiné à protéger les droits fondamentaux à l’échelle européenne. Se soustraire à l’autorité de la Cour européenne des droits de l’homme en matière migratoire est synonyme d’une moindre protection des droits fondamentaux des étrangers sans papiers en Europe, par exemple le droit au recours effectif (art.13 CEDH) dans le cadre de la procédure d’asile. Par ailleurs, l’article 19 du Traité sur l’Union européenne, prévoit que “les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union”. Cette disposition qui interdit tout refus d’entrée ou toute expulsion sans recours à un juge,  ne protégerait plus les étrangers. On comprend bien que c’est là la volonté de M. Barnier, mais il n’est pas inutile de le rappeler.

LE “BOUCLIER” CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS EN ENTRAÎNERA D’AUTRES

Si la France s’autorise à suspendre unilatéralement les traités, les autres États feront de même de même, et ce, dans un contexte européen de mise à mal du principe de la primauté des droits européens, notamment en Pologne où le tribunal constitutionnel doit se prononcer précisément sur la question de savoir si la Cour de justice de l’Union peut obliger le pays à suspendre une partie de ses réformes judiciaires. On imagine aisément chaque État, à la suite de la France, opérer unilatéralement un choix à la carte des contraintes européennes qu’il accepte ou non, alors que l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme, c’est en quelque sorte un menu all inclusive.

Lorsque Michel Barnier évoque l’idée de “retrouver notre souveraineté juridique” et celle d’un “bouclier constitutionnel”, il exprime une insatisfaction quant à l’activité juridictionnelle des cours européennes, et ce faisant il remet en cause leur qualité même de juridiction dotée de l’autorité de la chose jugée. Il leur reproche de prendre  des décisions politiques au lieu de se limiter à “dire le droit”. Cette critique bien connue du “gouvernement des juges” n’est pas pertinente : si la manière de juger d’une juridiction ne convient pas, ce n’est pas la juridiction qu’il faut attaquer. Ce sont les textes que cette juridiction applique qu’il faut modifier, et donc les traités européens.

Si Michel Barnier voulait critiquer les décisions de ces cours européennes sur le fond, ce qu’il a bien le droit de faire et qui est une critique saine en démocratie, il s’y prend de la pire des manières, une manière propre à alimenter l’illibéralisme cher à Viktor Orban ou au PiS polonais, propre à encourager une dislocation de l’union politique européenne. Si c’est son intention, pour un responsable politique qui il y a encore quelques mois défendait, au nom des 27, l’unité de l’Union face au Royaume-Uni, ce pourrait être un coup de Trafalgar.

Mise à jour le 20 septembre à 11h25 : À la suite d’une remarque d’une spécialiste de la CEDH, modification d’une phrase sur les effets de la signature d’un nouveau protocole de la CEDH.

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