Lutte contre la désinformation : pour le ministre du Numérique, « Twitter sera banni de l’Union européenne s’il ne se conforme pas à nos règles »
Dernière modification : 3 juin 2023
Auteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur au laboratoire VIP, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : membre du Governance Body et trésorier du European Fact-Checking Standards Network. Néanmoins, l’association n’a pas pris position sur l’application du DSA par les plateformes et par l’Union européenne. Il n’y a donc pas de conflit. Un relecteur s’assure de la véracité des éléments exposés dans la publication.
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Source : France Info
Certes le ministre du Numérique a raison de dire que Twitter peut être « banni » de l’Union européenne, mais ce n’est pas le Gouvernement ni la Commission européenne qui ne décide, mais la justice, et ce en respectant un cadre extrêmement contraint qui rend très improbable une suspension, au moins à moyen terme.
Sur France Info le 29 mai 2023, le ministre du Numérique, Jean-Noël Barrot, est revenu sur le retrait de Twitter du Code de bonnes pratiques contre la désinformation, un texte de la Commission européenne signé par plusieurs plateformes et organisations de lutte contre la désinformation. Le ministre a affirmé que si Twitter ne se conformait pas aux règles européennes de lutte contre la désinformation, il serait « banni de l’Union européenne« . Il affirme en effet que la législation européenne imposera dès le 25 août « une obligation impérieuse, celle de lutter activement contre la désinformation« . Le ministre répète un peu plus tard dans la vidéo, relancé sur ce point par les journalistes, que « Twitter, s’il ne se conforme pas à nos règles, en cas de récidive, pourra être banni de l’Union européenne« .
Le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, avait lui aussi tenu des propos comparables, notamment – ironie de l’histoire – sur son compte Twitter, le 22 avril dernier.
Il est vrai que la loi européenne sur les services numériques (couramment appelée « DSA » pour Digital Services Act), adoptée par le Parlement européen et le Conseil, qui réunit les ministres des États membres, le 19 octobre 2022, oblige les grandes plateformes numériques comme Google, TikTok, Facebook ou Twitter, à prendre des mesures efficaces contre la diffusion de contenus illicites comme la haine en ligne, mais aussi contre la diffusion de contenus pouvant avoir un « effet négatif réel ou prévisible sur le discours civique, les processus électoraux et la sécurité publique » (article 34 du DSA), ce qui inclut la désinformation.
Une possibilité de sanction très encadrée pour éviter toute censure
Une telle formulation est large et peut englober de nombreuses situations très différentes, pouvant entraîner une censure disproportionnée des contenus en ligne par les plateformes qui craindraient des sanctions. Pour éviter que les réseaux sociaux et autres moteurs de recherches soient tentés de porter une atteinte trop forte à la liberté d’expression, la possibilité de sanctionner a été strictement encadrée. Ainsi l’article 52 du DSA prévoit qu’il est possible de sanctionner notamment par une amende pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial (pour Twitter, dont le chiffre d’affaires mondial en 2021 est de 5 milliards $, cela représenterait un maximum de 300 millions $, soit 279 millions €).
Mais surtout, la suspension de Twitter ou de toute autre plateforme numérique n’est possible qu’à certaines conditions, précisées à l’article 51 paragraphe 3 du DSA : il faut d’abord avoir épuisé toutes les autres options : injonction de respecter le DSA, imposition d’une amende et d’une astreinte par jour de retard, ou encore de mesures provisoires. Il faut que Twitter continue ses pratiques illégales après toutes ces mesures. Si alors aucune autre mesure ne peut être prise pour faire changer le comportement de Twitter, alors là la suspension peut être envisagée.
Mais d’autres conditions s’appliquent : l’article 51 dit aussi qu’il faut que la désinformation constitue un « préjudice grave, et que cette infraction constitue une infraction pénale impliquant une menace pour la vie ou la sécurité des personnes« . On parle donc ici de désinformation d’une gravité particulière, pouvant relever d’une qualification pénale, ce qui n’est pas fréquent, puisqu’il faut qu’elle s’accompagne par exemple de diffamation, ou d’incitation à la haine – des éléments qu’on peut retrouver dans les discours complotistes.
La décision finale reviendra à la justice
Mais là encore, le ministre du Numérique et le commissaire européen au Marché intérieur induisent les citoyens en erreur : ce n’est pas eux – le pouvoir exécutif – qui décideront in fine de la suspension, mais la justice, comme le prévoit toujours l’article 51, et plus particulièrement ici la justice irlandaise. Pourquoi en Irlande ? Tout simplement parce que c’est là que Twitter et nombre de plateformes numériques ont leur siège européen. Et lorsqu’il prendra sa décision, le juge ne devra suspendre Twitter que si ces éléments sont respectés : « Toute mesure ordonnée est proportionnée à la nature, à la gravité, à la répétition et à la durée de l’infraction, et ne restreint pas indûment l’accès des destinataires du service concerné aux informations légales« . Le dernier point, « ne restreint pas indûment l’accès des destinataires du service concerné aux informations légales« , est particulièrement contraignant, puisque bon nombre d’informations sur Twitter sont bien légales. Last but not least, la suspension n’est que temporaire.
La procédure pourrait prendre aussi des années, puisqu’il faut que les autorités de régulation – ARCOM, etc. – mènent une enquête, prennent des sanctions, que ces sanctions ne soient pas respectées, et que l’autorité de régulation saisissent la justice en Irlande. Là, il y a fort à parier qu’une question préjudicielle sera posée à la Cour de justice de l’Union européenne, et que Twitter fera appel de la décision. Entre-temps, la désinformation aura fait son travail de sape de la démocratie.
Donc certes le ministre du Numérique, Jean-Noël Barrot, a raison de dire que Twitter peut être « banni » de l’Union européenne, mais ce n’est pas le Gouvernement ni la Commission européenne qui décide, mais la justice, et ce en respectant un cadre extrêmement contraint, guidé par la protection de la liberté d’expression et de la liberté pour Twitter d’exercer une activité économique.
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