L’instabilité gouvernementale au Royaume-Uni est-elle inédite ?

Création : 4 novembre 2022
Dernière modification : 18 novembre 2022

Aurélien Antoine, professeur de droit public à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Directeur de l’Observatoire du Brexit, auteur de « Le Brexit. Une histoire anglaise« , Dalloz, 2020 et de “Droit constitutionnel britannique”, LGDJ, 3e éd., à paraître

Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng et Yeni Daimallah

Lizz Truss aura quitté Downing Street après 49 jours au pouvoir seulement, sous le regard atterré des commentateurs politiques du monde entier. Mais l’instabilité allègrement qualifiée d’ »inédite » par nombre de ces mêmes commentateurs est-elle vraiment si rare ? 

Avec trois Premiers ministres en quatre mois, le Royaume-Uni connaît une instabilité qui a souvent été présentée comme inédite dans l’histoire. The Economist a même saisi l’occasion pour caricaturer les attributs de l’allégorie de la nation britannique, Britannia, dans sa Une du 20 octobre : au trident se substitue une fourchette sur laquelle sont enroulés des spaghettis et le bouclier est remplacé par une pizza. Cette évocation d’un Royaume-Uni en « Britaly«  n’a pas plu à l’ambassadeur de l’Italie à Londres, mais elle est révélatrice de la crainte d’une partie des observateurs de la vie institutionnelle d’outre-Manche que l’instabilité gouvernementale devienne endémique.

Du bipartisme à un paysage partisan fracturé

Plusieurs évolutions constatées ces dernières années laissent effectivement penser qu’il pourrait être plus fréquent de voir les gouvernements se succéder à des intervalles brefs. Il y a d’abord une raison exogène au parti conservateur. Le paysage partisan s’est fracturé au point que, depuis 2010, seul Boris Johnson est parvenu à se reposer sur une majorité tory classique. De 2010 à 2015, les conservateurs ont dû conclure un accord de coalition avec les libéraux-démocrates. De 2015 à 2016, si David Cameron a bénéficié d’une majorité sans devoir s’appuyer sur un parti tiers, c’est parce que la formation anti-Union européenne, le UKIP, avait accepté de retirer des candidats à la suite de la promesse du Premier ministre d’organiser un référendum sur l’adhésion du Royaume-Uni à l’UE. De 2017 à 2019, Theresa May n’a pas gagné son pari de la dissolution et a dû composer avec le parti unioniste nord-irlandais, le DUP. Cette petite formation contribua grandement à la chute de la Première ministre. Il appartient aux chercheurs en science politique d’expliquer les motifs précis de cette fracturation, mais l’un d’entre eux est incontestablement le recul des partis conservateur et travailliste en Écosse où les nationalistes du Scottish National Party n’ont cessé d’asseoir leur emprise sur la nation septentrionale de la Grande-Bretagne. Depuis 2015, le SNP détient une très large majorité des sièges écossais à la Chambre des Communes (48 sur 59 en 2019, après un record en 2015 avec 56 élus). Solidement installé comme troisième force politique à Westminster, ce parti n’a vocation à s’allier ou apporter son soutien à aucun gouvernement, que ce soit à droite ou à gauche.

Un parti tory devenu attrape-tout

L’autre motif est intrinsèquement lié au parti tory. Bien qu’il ait rarement été une formation politique dotée d’une ligne doctrinale unique, la capacité de plusieurs de ses leaders à réaliser une espèce de synthèse ou à mettre au pas les oppositions internes a souvent permis de préserver l’unité, même de façade. Lorsqu’elle a volé en éclat, les électeurs ont sanctionné les tories. En 2019, après les dissensions majeures qui ont nourri une crise politique intense directement liée au Brexit, Boris Johnson semblait enfin avoir trouvé le moyen de les surmonter. Après avoir conclu un accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE avec les négociateurs européens qui a rassuré les Brexiters, il a multiplié les promesses à destination des classes populaires du nord de l’Angleterre (avec le projet de levelling up qui vise à réduire les inégalités territoriales par un investissement public accru dans les régions plus défavorisées). Le Premier ministre parvint ainsi à satisfaire aussi bien l’aile droite que modérée du parti. Son large succès aux élections de 2019 lui permit de récolter les fruits de cette ligne programmatique. Plusieurs journalistes n’ont pas hésité à affirmer, à l’époque, qu’il pourrait se maintenir au 10 Downing Street une décennie tant cette synthèse, malgré sa superficialité, était de prime abord séduisante pour réunir le parti et attirer un nombre important d’électeurs.

Malheureusement pour les conservateurs, le comportement de Boris Johnson a eu raison d’une période de stabilité annoncée avec un peu trop de précipitation. En effet, entre la radicalité des thuriféraires de Margaret Thatcher (qui ont marqué les esprits en 2012 par la publication d’un opuscule néo-conservateur, Britannia Unchained), l’orientation interventionniste défendue par les élus du « mur rouge » anciennement travailliste du nord de l’Angleterre, et l’europhilie de quelques membres du Parlement, il semblait improbable que l’unité soit durable. Le traumatisme de l’année 2019 a laissé des traces et si le Brexit n’est plus au cœur des débats outre-Manche, il est devenu, à l’instar de l’adhésion aux Communautés européennes en 1972, une cause de discorde refoulée, mais bien présente.

Des turpitudes de Premiers ministres qui n’arrangent rien

Cependant, ce qui a conduit Boris Johnson, puis Liz Truss à la démission n’a pas vraiment de rapport avec le Brexit. Dans les deux cas, c’est leur manque de respect à l’égard de quelques principes essentiels du droit constitutionnel britannique qui a précipité leur chute. Boris Johnson a dû se retirer parce qu’il avait enfreint à plusieurs reprises les règles que son propre gouvernement avait édictées pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Son attitude fait toujours l’objet d’une enquête parlementaire aux Communes et prouve à quel point ces atteintes répétées au droit (qui ne se limitent d’ailleurs pas aux mesures de confinement, mais concernent également les accords conclus avec l’UE) sapent le principe de rule of law – que l’on peut traduire par prééminence du droit – qui est central dans le fonctionnement de la démocratie parlementaire britannique.

Quant à Liz Truss, outre le fait que son programme contradictoire et dogmatique n’était pas tenable dans le contexte économique actuel, la rupture brutale avec certains des engagements du parti en 2019 qu’elle a soutenue a directement violé un usage d’éthique politique qui veut que le gouvernement soit lié par les promesses que le parti dont il est issu a faites aux électeurs dans le manifesto. Le succès de Rishi Sunak doit être compris comme un retour à une ligne plus en phase avec le programme de 2019. Toutefois, s’il devait à son tour trop s’en écarter, un problème de légitimité se poserait de nouveau.

Les changements rapides de Premiers ministres ont déjà émaillé l’histoire institutionnelle britannique. Après 1945, l’instabilité reste cependant relative. Entre début avril 1955 et janvier 1957, trois Premiers ministres se succèdent : Churchill, Eden et MacMillan. Plus marquants furent les cabinets de Baldwin (tory) et MacDonald (Labour) qui actaient, entre mai 1923 et novembre 1924, l’avènement du bipartisme entre conservateurs et travaillistes au détriment des libéraux. Au XIXe siècle, les ministères brefs ne sont pas rares et concernent les plus grandes personnalités de l’époque. Wellington en 1834 (22 jours, mais il ne comptait pas être Premier ministre et accepta de l’être dans l’attente du retour de Robert Peel alors en vacances familiales en Italie), Peel en 1835 (120 jours), ou Disraeli en 1868 (279 jours) en feront l’expérience. Dans tous les cas, les cabinets sont fragilisés par l’absence d’une majorité stable aux Communes ou en raison de la mauvaise gestion d’un dossier (comme la guerre de Suez par Anthony Eden). L’accalmie est souvent passée par l’appel aux urnes, tout comme en 1924 ou encore en 2019. En 2022, la situation de crise politique a ceci de préoccupant que les conservateurs en sont en partie responsables, qu’ils refusent de revenir devant les électeurs sous prétexte de la gravité du contexte économique, et que les prochaines élections devraient se tenir en principe en janvier 2025.

Vers de nouvelles évolutions constitutionnelles ?

L’instabilité actuelle a, par certains aspects, quelque chose d’inédit, mais une question plus fondamentale se pose. Serait-elle annonciatrice d’un changement profond de la vie politique britannique qui aurait un fort impact sur les institutions ? Le recul du bipartisme, le progrès de la décentralisation, l’émergence d’une forme de fédéralisme avec l’Écosse, et la suspicion des citoyens à l’égard des institutions londoniennes sont susceptibles de provoquer des évolutions plus radicales afin que ces nouvelles réalités soient prises en compte : l’autonomie accrue des nations celtes (voire leur sortie du Royaume-Uni) ou la transformation d’institutions comme la Chambre des Lords, sont fréquemment évoquées dans les débats politiques depuis plusieurs décennies. La formalisation des règles constitutionnelles est également une constante de discussions entre constitutionnalistes en vue de clarifier les rapports entre les pouvoirs et de les moderniser. Ce n’est certainement pas une solution miracle aux problèmes actuels du Royaume-Uni, mais la récurrence du thème de la réforme constitutionnelle prouve que le régime parlementaire britannique, malgré sa résilience, est mis à rude épreuve par la pratique du pouvoir des conservateurs.

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