Liberté d’expression au Parlement et députés rappelés à l’ordre : “jusqu’où on peut aller trop loin” ?

Création : 20 octobre 2022
Dernière modification : 5 juin 2023

Auteur : Louis Lesigne, master de droit public et études parlementaires, Aix-Marseille Université et Université du Luxembourg

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani, Loïc Héreng



Plusieurs députés ont été rappelés à l’ordre pour des propos tenus dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Marine Le Pen a fini par s’insurger contre ce qu’elle considère comme une violation de la Constitution.

La séance de questions au Gouvernement du mardi 11 octobre a été particulièrement agitée. Après qu’Alexandre Loubet (RN) a dit de Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, qu’il était un lâche”, et que Frédéric Boccaletti (RN) ait dit de Pap Ndiaye, le ministre de l’Éducation, qu’il était un communautariste”, Yaël Braun-Pivet, la Présidente de l’Assemblée, a prononcé à l’encontre du premier un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal et pour le second un rappel à l’ordre. Outre le tumulte provoqué par le prononcé de ces sanctions, elles ont entraîné une réaction de Marine Le Pen, via un rappel au règlement.

Dans son intervention, la présidente du groupe Rassemblement national s’étonne des sanctions disciplinaires prononcées contre les membres de son groupe. Elle avance qu’étant donné que ces débats ont lieu dans une enceinte politique, il devrait y avoir une liberté d’expression des plus étendues. Elle avance aussi et notamment qu’en droit de la presse, aucun magistrat n’a jamais condamné personne pour avoir qualifié quelqu’un de “lâche” ou de “communautariste”. Elle conclut son rappel au Règlement en disant que “les rappels à l’ordre qui ont été prononcés vont à l’encontre de la liberté d’expression inscrite dans la Constitution”.

Il n’est bien sûr pas question ici de contester l’argumentaire de Marine Le Pen sur le plan politique. Toutefois, sur le plan juridique ses propos méritent un retour sur les règles qui régissent l’hémicycle, et surtout de les distinguer de celles qui régissent un plateau télé

Qu’est-ce que le rappel à l’ordre ?

Le rappel à l’ordre ou le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal sont deux des quatre sanctions disciplinaires prévues par le Règlement de l’Assemblée nationale (Article 71). Les deux autres étant la censure et la censure avec exclusion temporaire. Ces quatre sanctions ont des effets très différents. Par exemple, le rappel à l’ordre n’est qu’une ligne ajoutée au procès-verbal de la séance, alors que la censure avec exclusion temporaire implique exclusion des locaux de l’Assemblée (comme son nom l’indique) pour quinze jours et la privation de la moitié de l’indemnité parlementaire pour deux mois (article 73). La première sanction est prononcée par le président de séance seul, la dernière est votée par l’Assemblée (article 72, 1 et 5). Attention toutefois car les noms des sanctions ne disent pas ce qu’elles sont en réalité. Par exemple ce qui distingue le rappel à l’ordre et le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal est que le premier est uniquement une ligne dans le procès-verbal (en plus de la condamnation en séance), alors que le second comprend une sanction économique (privation d’un quart de l’indemnité pendant un mois).

Contrairement aux décisions d’un tribunal, par exemple, composé de juges, les sanctions parlementaires ont un caractère essentiellement politique. En effet, elles consistent pour un ou des élus à sanctionner un autre élu au cours d’un exercice politique. De plus, les élus en question sont membres d’un des trois pouvoirs – législatif, exécutif, judiciaire –, ce qui implique de leur donner des garanties d’indépendance face aux deux autres, l’exécutif et tout particulièrement à l’égard du pouvoir judiciaire.

C’est la raison pour laquelle les sanctions ne peuvent pas être contestées devant un tribunal. La seule juridiction qui n’ait jamais accepté de connaître du droit parlementaire est la CEDH, notamment à la suite d’un recours de députés hongrois, opposant au Premier ministre Viktor Orban et dont ils avaient qualifié le parti, le Fidesz, de “voleur, tricheur et menteur”. Dans leur décision, les juges européens reconnaissent certes que la liberté d’expression des parlementaires puisse être limitée par des règles et sanctions, mais ils ajoutent que les sanctions doivent être motivées, nécessaires, impartiales et surtout qu’elles ne soient pas un moyen de bâillonner les parlementaires. La Hongrie, devant la Cour européenne des droits de l’homme, avait été reconnue responsable d’une violation de la liberté d’expression des députés d’opposition.

La liberté d’expression dans l’hémicycle

En vertu de leur qualité de membres du Parlement, les députés bénéficient en effet d’un régime protecteur. Ce régime protecteur ne vise pas tant à protéger la personne des parlementaires – leur personne n’est pas sacrée –, mais plutôt l’institution dont ils font partie, le Parlement. Cette protection se traduit notamment par une immunité dont tous les députés jouissent, laquelle est prévue par la Constitution elle-même. Elle est composée de deux éléments : inviolabilité et irresponsabilité.

L’inviolabilité est l’impossibilité pour un parlementaire d’être entravé par toute action juridique ou administrative. Concrètement, si un juge veut mettre un député en garde à vue, il doit en demander l’autorisation au Bureau de l’Assemblée nationale, qui peut refuser, comme il l’a fait pour l’ex-député Benoît Simian, finalement condamné le 23 juin pour harcèlement sur son ex-compagne

L’irresponsabilité, quant à elle, est l’immunité totale et absolue du parlementaire dans l’exercice de son mandat, et surtout lorsqu’il siège en séance publique. C’est ici que Marine Le Pen commet une erreur ou passe à côté de ce qu’offre le droit aux parlementaires.

Le droit parlementaire permet aux députés et sénateurs de disposer d’une liberté de parole beaucoup plus étendue qu’en dehors de leurs hémicycles. En effet, personne ne pourra jamais poursuivre un parlementaire devant les juridictions pour une parole prononcée en séance, ni pour un vote. Toutefois, une institution ne peut survivre longtemps sans règles garantissant son bon fonctionnement. C’est alors qu’intervient la discipline parlementaire.

Une discipline parlementaire, pour quoi faire ?

Un corps organisé implique en général l’existence de règles garantissant sa conservation. Pour un Parlement, il s’agit de garantir le bon fonctionnement du processus délibératif et particulièrement celui de la bonne tenue des débats. Pour s’autoréguler, ses membres ont instauré une discipline visant, notamment, à éviter tout type de désordre (article 70). Parmi ces désordres, le Règlement prévoit notamment les injures, provocations et menaces envers les membres du Gouvernement.

L’existence d’une discipline parlementaire n’est pas une création récente. Un régime quasi similaire à l’actuel avait déjà été adopté dans le Règlement de l’Assemblée nationale législative de la Deuxième République en 1849. Lors des Troisième et Quatrième Républiques, de très nombreux rappels à l’ordre avaient été prononcés. Certes, les sanctions disciplinaires étaient devenues plutôt rares dans le début de la Cinquième République, mais elles étaient progressivement réapparues avant leur retour en grâce dans le contexte politique actuel.

La discipline parlementaire, et surtout les sanctions, sont actuellement le moyen de forcer les membres de l’Assemblée à conserver une courtoisie entre eux et avec les membres du Gouvernement, tout en conservant leur indépendance.

Les députés du Rassemblement national ne sont pas les seuls à être sanctionnés pour des paroles que la Présidente de l’hémicycle juge inadaptées. Le même jour, Astrid Panosyan-Bouvet, députée du groupe Renaissance (ex La République en Marche), a aussi été sanctionnée d’un rappel à l’ordre pour avoir dit du Rassemblement national qu’il avait un ADN xénophobe”. La présidente de la séance semble avoir été impartiale dans les sanctions prononcées. Toutefois, deux jours après, aucune sanction n’a été prononcée par Yaël Braun-Pivet lorsque Louis Boyard (LFI), Christine Arrighi (EELV) et Sandra Regol (EELV) ont successivement qualifié le Rassemblement national de parti “raciste et xénophobe”.

Enfin, ces sanctions ont un effet particulièrement limité par rapport à ce que pourrait décider un juge pénal dans une affaire de diffamation ou d’injure publique. Dans ces deux cas, le juge peut infliger la condamnation à une amende de 12 000 euros, sans circonstance aggravante.


Cet article a été rédigé dans le cadre d’un événement organisé le jeudi 13 octobre, avec le soutien de l’OTAN, pour former les lecteurs des Surligneurs à la lutte contre la désinformation dans le domaine du droit. 

L’activité proposée était un événement en ligne d’une journée sous la forme d’un “legalthon” consacré à l’État de droit. RESILEX visait à rassembler des chercheurs en droit, des étudiants, des personnes d’influence, des journalistes et le grand public afin d’améliorer la résilience de la société dans le domaine de l’État de droit et de la démocratie. Les participants ont surveillé l’actualité et ont repéré les informations erronées ou les approximations juridiques présentes dans les propos des personnalités publiques. 

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