L’expulsion des étrangers délinquants : qu’en dit la loi ?
Auteur : Guillaume Baticle, doctorant en droit public
Relecteurs : Marjorie Beulay, maître de conférences en droit public, Université de Picardie Jules Verne
Tania Racho, docteure en droit européen, chercheuse associée à l’IEDP, Université Paris-Saclay
Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Un étranger, s’il est prouvé qu’il représente une menace grave pour la sécurité de l’État, en étant proche de terroristes ou en préparant un attentat, peut déjà être expulsé sous le droit actuel. Mais le terroriste d’Arras n’était en effet pas expulsable.
Lors d’une conférence de presse faisant suite à l’attentat terroriste survenu le 13 octobre à Arras, causant la mort d’un enseignant, Gérald Darmanin a déclaré qu’ “il y a 4000 étrangers délinquants que je ne peux pas expulser du territoire national parce que la loi empêche de les expulser”. Le terroriste d’Arras était déjà inscrit au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Pour autant, il n’a jamais été condamné et n’est donc pas concerné par les propos de Gérald Darmanin.
Ce dernier a évoqué ici les étrangers fichés S mais qui ont été condamnés pour une infraction, donc qualifiables de délinquants, et qui ne seraient malgré cela pas expulsables : la loi l’empêcherait de les expulser. Le ministre est depuis revenu sur ses propos en précisant qu’un étranger, d’abord inexpulsable car arrivé en France avant ses treize ans, peut l’être s’il constitue une menace à la sûreté de l’État. Mais revenons sur ce qu’en dit le droit.
Ce que dit la loi sur l’expulsion des étrangers pour menace grave à l’ordre public
Les étrangers en situation irrégulière, comme l’est le terroriste d’Arras en l’occurrence, peuvent en principe faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). L’article L.611-3 du CESEDA rend toutefois certains étrangers – même délinquants – inexpulsables s’ils sont dans les cas suivants : ils sont arrivés en France avant l’âge de treize ans ; ils résident régulièrement en France depuis plus de vingt ans ; ils résident en France depuis plus de dix ans et sont mariés depuis au moins quatre ans avec un ressortissant français ou avec un étranger arrivé également en France avant ses treize ans ; ils résident en France régulièrement depuis plus de dix ans ; ils sont parents d’un mineur né en France ; ils ont de graves problèmes de santé.
Si un étranger en situation irrégulière est dans un de ces cas, il est en principe inexpulsable, sauf “en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste”. C’est l’hypothèse qui est prévue à l’article L.631-3 du CESEDA, cité par le ministre.
Qu’est-ce qu’un “comportement” (selon la loi) qui rendrait l’étranger expulsable ?
La difficulté réside dans le fait que la loi ne précise pas ce qu’on entend par “comportements”. Cela dépendra des éléments recueillis par les services de renseignements. Par exemple, si ces éléments démontrent que l’étranger surveillé est en contact avec des personnes ou des mouvements terroristes et qu’il prévoit de commettre un attentat, un arrêté d’expulsion peut être pris à son encontre. L’expulsion est donc possible sur ces seuls éléments, même sans condamnation judiciaire.
Si l’étranger saisit le juge contre son arrêté d’expulsion, l’administration défendra sa décision en s’appuyant sur des notes blanches. Ce sont des fiches ni datées ni signées, reprenant les éléments à la disposition des services de renseignement sans citer de sources.
Vers un durcissement des règles sur l’expulsion ?
Gérald Darmanin a également annoncé vouloir durcir le droit en matière d’expulsion dans le projet de loi “immigration”, débattu à partir du 6 novembre au Sénat. L’article 611-3 du CESEDA serait modifié pour permettre de lever la protection contre les OQTF pour, entre autres, une personne présente sur le territoire français avant ses treize ans “si son comportement constitue une menace grave pour l’ordre public”.
L’article 631-3, concernant l’expulsion des étrangers en situation régulière ou irrégulière, serait également modifié pour intégrer un alinéa : “le comportement constitue toujours une menace grave pour l’ordre public alors qu’il a déjà fait l’objet d’une condamnation définitive pour des crimes ou délits punis de dix ans ou plus d’emprisonnement ou de cinq ans en réitération de crimes ou délits punis de la même peine”. En somme, un étranger condamné pour des infractions graves (meurtre, viol) ou pour récidive, ne pourra plus bénéficier des interdictions d’expulser vues plus tôt (comme résider en France depuis vingt ans), et sera alors expulsé. Cela concernerait tous les étrangers condamnés, même s’ils ne sont pas fichés S.
Et s’agissant du terroriste d’Arras ?
Sa famille a frôlé l’expulsion en 2014, ayant été déboutée de sa demande d’asile. Expulsion annulée par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Manuel Valls, car elle contrevenait à la circulaire Valls de 2012 sur l’expulsion des familles avec des enfants scolarisés. Il demeure qu’il était depuis lors en situation irrégulière, n’ayant pas obtenu l’asile ni de carte de séjour. Pour autant, il ne pouvait pas faire l’objet d’une expulsion car il était présent en France avant ses treize ans. Reste qu’il était fiché S pour radicalisation. Il était donc surveillé par les services de renseignements. Si, durant sa surveillance, il avait été prouvé que cet homme était lié à des activités de terrorisme ou prévoyait de passer à l’acte, son expulsion aurait pu être envisagée vers Moscou, en vertu de l’article 631-3 du CESEDA (du moins dans la mesure où la Russie accepterait, ce qui, dans le contexte actuel, est très douteux). Le seul moyen pour lui d’y échapper serait alors de démontrer que, par son retour en Russie, il s’exposait à des traitements inhumains et dégradants.
Reste qu’en l’absence de dossier contre lui, il n’était pas expulsable malgré son fichage S. Peu importe que les services de renseignements n’aient pas réagi à certains indices.
Une dernière protection contre l’expulsion : la CEDH
Toutefois, l’expulsion vers la Russie pourra être regardée comme contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). L’article 3 interdit les traitements inhumains et dégradants, et la France a été condamnée en 2022 sur ce fondement, par la Cour européenne des droits de l’Homme, pour avoir expulsé un ressortissant tchétchène vers la Russie où il risquait la torture.
Ainsi, si les services français prouvent que l’étranger sous surveillance a un comportement “de nature à porter atteinte à la sûreté de l’État”, le droit français permet l’expulsion, alors que la CEDH oblige à vérifier le sort de l’expulsé dans son pays de renvoi. Une protection que Gérald Darmanin rejette volontairement : interrogé justement sur cette condamnation de la France, il a affirmé “assumer” la condamnation par la Cour et, qu’il poursuivra les expulsions malgré tout.
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.