Crédit : Olivier Ezratty (CC 3.0)

L’État de droit est-il ni “intangible ni sacré”, comme l’affirme Bruno Retailleau ?

Création : 2 octobre 2024
Dernière modification : 3 octobre 2024

Auteur : Sacha Sydoryk, maître de conférences en droit public à l’université de Picardie Jules Verne

Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay

Etienne Merle, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

Source : JDD, le 28 septembre 2024

Le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a affirmé que l’État de droit n’est ni “intangible ni sacré”, provoquant l’ire d’un bon nombre de citoyens qui craignent une remise en cause de certains principes fondamentaux. Au-delà du positionnement politique, la sacralisation ou non de l’État de droit fait régulièrement débat auprès des juristes.

La polémique est savamment orchestrée. En affirmant que “l’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré”, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, sait sans nul doute que sa petite phrase va faire parler. Et ça n’a pas loupé.

À la suite de l’affaire Philippine, l’homme de droite s’est exprimé dans les colonnes du journal d’extrême droite, le JDD, pour dire tout ce qu’il pense de l’État de droit et de sa relativité par rapport à la souveraineté populaire : “L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. C’est un ensemble de règles, une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel, une séparation des pouvoirs. Mais la source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain.”

Une phrase qui a choqué un bon nombre d’observateurs, mais également des personnalités politiques de tous bords, lui reprochant d’être prêt à remettre en cause certains principes fondamentaux qui fondent notre République.

Par-delà le débat politique, la sanctuarisation de l’État de droit est un éternel débat chez les juristes.  Si les propos du ministre de l’Intérieur ne sont pas à proprement parler “faux”, ils s’ancrent dans une certaine vision politique de l’État de droit qui vise à remettre en cause certains droits, ou certains mécanismes visant à les protéger.

Le point de vue juridique : l’État de droit est en effet relatif

Sur le plan juridique, le concept d’État de droit est souvent mal compris, ou ambivalent. Comme l’ont déjà expliqué Les Surligneurs, l’État de droit est “traditionnellement défini comme désignant un système de gouvernement dans lequel le pouvoir politique se soumet à des règles de droit dont la méconnaissance est sanctionnée par un organe indépendant de celui-ci, le plus souvent une autorité juridictionnelle qui est elle-même subordonnée à ces règles”.

Cela signifie donc que l’État se soumet au droit qu’il crée. C’est le premier critère de l’État de droit. Pour autant, penser l’État de droit selon cette définition comporte des limites. En effet, cela revient à dire que l’État peut produire lui-même les règles qu’il souhaite, mais également y déroger en produisant de nouvelles règles.

On ajoute généralement un second critère à cette définition, qui porte non plus sur le fonctionnement mais sur le fond, la substance : il existe parmi toutes les normes, ou droits, certaines qui sont tout particulièrement protégées : ces normes ou droits sont ceux qui apportent des garanties (par exemple, la liberté ou l’égalité), ou des prestations (par exemple, la protection de la santé) aux individus.

C’est ce qu’on appelle les droits fondamentaux. Ces derniers sont protégés au niveau constitutionnel (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen protège par exemple la liberté et l’égalité) et/ou international (notamment avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales).

Le rôle du juge est alors de mobiliser ces droits fondamentaux pour contrôler les autres normes juridiques législatives ou réglementaires (par exemple, les règles de procédure juridictionnelle, les règles concernant les étrangers), et supprimer de l’ordre juridique celles qui ne respectent pas ces droits fondamentaux.

De ce point de vue, l’État de droit est nécessairement relatif, comme semble le penser Bruno Retailleau : s’il est vrai que les lois et règlements doivent être conformes à la Constitution et aux traités internationaux, en revanche, le peuple souverain ou ses représentants peuvent modifier la Constitution, ou dénoncer les traités internationaux dont le peuple ne veut plus ou n’est plus supposé vouloir.

Il faut ajouter une exception à ce caractère relatif : il s’agit de ce que l’on appelle les clauses d’éternité, qui désignent des dispositions constitutionnelles que la Constitution rend elle-même impossible à réviser. Il s’agit par exemple, en France, de la “forme républicaine du gouvernement”, ou en Allemagne de certains droits fondamentaux, qui sont alors intangibles sauf à renverser le système et à s’inscrire dans une révolution.

Le point de vue politique : l’État de droit est primordial
Est-ce à dire que les propos du ministre sont exacts ? Rien n’est moins sûr, parce que tout est une question de valeurs. Le discours de Bruno Retailleau est ancré dans un contexte éminemment politique.
Il vise à dénigrer, dans certaines hypothèses, la protection des droits fondamentaux, en opposant une volonté populaire présumée à un moment donné (que la loi protège trop les délinquants par exemple) à la volonté populaire exprimée à un autre moment donné (la Constitution de 1958 par exemple).

En d’autres termes, Bruno Retailleau oppose une volonté du peuple déduite du vote massif pour des partis promouvant la fin de certains droits, à la volonté du peuple exprimée en 1789 (la Déclaration des droits de l’homme) et 1958 (le référendum approuvant la Constitution et les droits qu’elle contient).

L’État de droit est souvent considéré sur le plan politique comme quelque chose de positif qu’il faudrait protéger. Cette vision quasi sacrée est le résultat d’une histoire, qu’il est important de rappeler.

La protection spécifique de certains droits ouverts à tous les individus en 1789, puis en 1946 puis en 1958, est fondée sur des valeurs d’égalité et d’universalité. Une majorité de personnes, ou de leurs représentants, à un moment donné, se sont mis d’accord pour considérer que certaines valeurs devaient être protégées spécifiquement, et sanctuarisées, dans une volonté de “faire société” sur ce socle de valeurs communes.

En revanche, ce socle est nécessairement relatif parce qu’il est né de choix politiques à un moment donné. Le présenter comme immuable empêcherait la discussion et la réaffirmation ou l’émergence éventuelle d’autres valeurs fondamentales que le peuple pourrait se choisir en 2025 ou à un autre moment. Mais c’est précisément parce que cette idée n’est pas intangible qu’il faut toujours garder à l’esprit la nécessité de la protéger.

En somme, Bruno Retailleau semble remettre en cause certaines valeurs fondamentales ayant donné des règles juridiques constitutionnelles depuis 1789. Il estime donc que ces valeurs ont changé, ou au moins qu’il faut les actualiser. C’est donc à lui — et le gouvernement auquel il appartient — de les faire passer dans le droit, avec l’accord du Parlement et du peuple souverain qu’il faudra consulter le cas échéant.

 

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