Les zones de non-traitement non respectées ou réduites : le prochain scandale sanitaire ?

freedy dendoktoor, domaine public
Création : 28 février 2024
Dernière modification : 29 février 2024

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Relectrice : Isabelle Muller-Quoy, maître de conférences HDR en droit public, Université de Picardie Jules Verne

Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle

Dès lors que les zones de non-traitement ont été établies pour des raisons sanitaires, c’est que l’autorité connaît et reconnaît un danger sanitaire qu’il y aurait à les restreindre, les supprimer, ou les laisser inappliquées. Lorsque l’autorité de police connaît un danger – corroboré par les scientifiques – et ne tente pas de le contrer, elle est tôt ou tard condamnée à indemniser les victimes. Il y a des précédents.

Parmi les revendications de la FNSEA dans le conflit qui oppose les agriculteurs au gouvernement, on trouve le « rejet en bloc des ZNT ». Ce rejet n’est pas nouveau, et l’Etat a d’ailleurs très longtemps tergiversé avant de mettre en place les zones de non-traitement (ZNT), sous la pression des experts sanitaires, des juges et des associations ou des collectifs de maires.

Les ZNT sont des bandes de terres agricoles qui en raison de leur proximité avec des habitations, de points de captages d’eau potable, d’établissement accueillant des personnes vulnérables, ne doivent pas faire l’objet d’épandages de produits phytopharmaceutiques considérés comme dangereux pour la santé. Il s’agit par ces distances à respecter, d’éviter que les produits qui sont vaporisés sur les champs contaminent les environs.

Où est le problème ? Les ZNT ne sont déjà pas respectées

Ces ZNT sont prévues par l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime, venant appliquer un règlement européen qui portait notamment sur la protection des  « groupes vulnérables » contre les produits phytosanitaires (Règlement UE du 21 octobre 2009). Selon l’article L. 253-8, « L’utilisation des produits phytopharmaceutiques à proximité des zones attenantes aux bâtiments habités et aux parties non bâties à usage d’agrément contiguës à ces bâtiments est subordonnée à des mesures de protection des personnes habitant ces lieux « . Au besoin, lorsque les agriculteurs ne se conforment pas à la loi, « l’autorité administrative peut (…) restreindre ou interdire l’utilisation des produits phytopharmaceutiques à proximité des zones ». Le non-respect des normes est même puni de six mois d’emprisonnement et d’une amende de 150 000 € (article L253-17 du même code).

En application de ces textes, l’article D. 253-46-1-2 du même code rural prévoit que les ZNT sont définies « dans le cadre de chartes d’engagements des utilisateurs (…) qui intègrent (des) les mesures de protection » des lieux avoisinants habités, dont les « les distances de sécurité« . Afin de guider les préfets chargés de conclure ces chartes avec les agriculteurs, le ministre de l’agriculture a pris un arrêté du 4 mai 2017, dont l’article 14-1 prévoit, en l’absence de distance de sécurité indiquée par le fabricant du produit, « une distance de sécurité minimale de 20 mètres qui ne peut être réduite », dès lors que le produit en question comporte certaines « mentions de danger ». Ces distances ont donc clairement une vocation sanitaire.

Cet arrêté a par la suite fait l’objet de retouches en décembre 2019, janvier 2022 et février 2023, tendant à autoriser des réductions de la largeur des ZNT, jusqu’à 5 mètres dans certains cas (articles 14-1-1 et 14-2). Après une première bataille contentieuse, l’arrêté de 2019 fut annulé par le Conseil d’Etat, car il apportait un assouplissement trop massif aux ZNT (Conseil d’Etat, 26 juillet 2021). Deux arrêtés de correction furent pris en 2022 et 2023. Le même arrêté avait déjà été partiellement annulé  parce qu’il ne prévoyait aucune restriction d’utilisation des produits phytopharmaceutiques en période de forte pluviosité et de l’arrêté en tant qu’il ne prévoit pas de dispositions destinées à protéger les riverains des zones traitées par des produits phytopharmaceutiques (Conseil d’Etat, 26 juin 2019).

Par la suite, des chartes ont été élaborées partout en France par les agriculteurs eux-mêmes (à travers leurs organisations syndicales représentatives). Ces chartes devaient ensuite être approuvées par les préfets s’ils les jugent conformes aux textes précités. Mais, les préfets semblent avoir été bien laxistes quant à l’efficacité de des chartes en termes de protection des lieux avoisinants, au point que le tribunal administratif d’Orléans a annulé par plusieurs jugements du 8 janvier 2024 pas moins de cinq arrêtés préfectoraux qui approuvaient autant de chartes en ce qu’elles n’apportaient pas de protection suffisante en ne permettant aucunement de respecter les distances de sécurité.

Sachant que la plupart des chartes élaborées et approuvées en France l’ont été sur un modèle similaire et qu’elles ont été approuvées par les préfets, les annulations par les tribunaux risquent de tomber en cascade… La crainte est réelle, car le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a indiqué le 1er février que « l’État fera appel de ces jugements ce qui permettra dans un premier temps de sécuriser les choses et éventuellement d’adapter les mesures ». D’autant que le tribunal administratif de Poitiers n’a fait que suivre les raisonnements du Conseil d’Etat dans le même contexte.

Vers un scandale sanitaire ?

Lorsque l’État connaît l’existence d’un danger sanitaire, il est censé, en utilisant son pouvoir de police sanitaire, protéger autant que faire se peut la santé des populations. Le préambule de la Constitution de 1946 prévoit que la Nation « garantit à tous (…) la protection de la santé » (alinéa 11). Si l’État manque à ce devoir, alors même qu’il connaît le danger encouru (c’est une condition essentielle et remplie dans le cas présent puisque toute cette réglementation est axée sur la protection de la santé), il est considéré comme défaillant, et le juge le condamne alors à indemniser les victimes, pour « carence« .

Les exemples passés ne manquent pas. 

Dans le scandale de l’amiante des années 1990, l’État connaissait les ravages de cette substance et n’a que très tardivement interdit son utilisation pour ne pas nuire à l’industrie du bâtiment. Dans le scandale du sang contaminé des années 1980, l’État savait que le sang des centres de transfusion pouvait véhiculer le virus du sida, mais a tardé à prendre les mesures de destruction des stocks de sang suspect pour des raisons économiques. Dans le scandale plus récent du pesticide Chloredécone autorisé par dérogation dans les bananeraies des Antilles françaises alors que cette substance était interdite partout ailleurs, l’État savait mais a cédé aux exploitants qui ne voulaient pas de baisse de rendement.

Dans tous ces cas et quelques autres encore, l’État a été condamné à indemniser les victimes, et la facture a été lourde. Le pire étant que ces victimes se comptent par milliers, que l’exposition à un produit phytosanitaire dangereux se traduise par la mort, ou par des maladies invalidantes.

La configuration actuelle est très similaire : l’autorité a connaissance du fait que les épandages à proximité des habitations sont nocifs, bien des études tendent à le montrer (par exemple celle de l’INSERM). Même la Revue du Vin de France s’en inquiète. Pourtant, l’autorité n’utilise par son pouvoir de police sanitaire pour réduire le danger. Or, si l’Etat n’a pas d’obligation de résultats, en particulier face à l’ampleur des pollutions aux sources innombrables et diffuses. Mais il a l’obligation d’agir au mieux.

Les procès sont toujours longs, coûteux, notamment en raison de l’expertise nécessaire pour apporter la preuve du lien de causalité entre épandage et cancer de la victime. Car tout contentieux de ce type repose sur une bataille d’experts, les uns tendant à démontrer le lien de causalité entre épandage et maladie des résidents des alentours, les autres s’ingéniant à contrer les raisonnements des premiers. Les affaires peuvent ainsi traîner des années, la justice ayant peu de moyens et les experts n’étant pas nombreux ou certains en conflits d’intérêts.

Cette lenteur profite actuellement à l’État défaillant. Mais à terme, le scandale sanitaire paraît inévitable.

Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.

Faites un don défiscalisé, Soutenez les surligneurs Aidez-nous à lutter contre la désinformation juridique.