Les nouveaux procureurs européens, des « Eliot Ness » à l’européenne ?

Création : 2 juillet 2021
Dernière modification : 22 juin 2022

Auteur : Paul Bruna, rédacteur

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au laboratoire VIP, Université Paris-Saclay

Selon les estimations de l’Union européenne, la seule fraude transfrontalière à la TVA cause un préjudice estimé entre 30 et 60 milliards d’euros par an pour les contribuables européens : une somme colossale qui grève chaque année le budget des États mais aussi celui de l’Union, qui perçoit une part de la TVA. Avant le 1er juin 2021, seuls les Etats membres étaient compétents pour rechercher et poursuivre les auteurs de ces infractions. Mais le parquet européen a opéré une véritable révolution dans le monde judiciaire.

Avant d’aborder la question du Parquet européen, il faut d’abord préciser ce qu’est un parquet. C’est l’ensemble des magistrats (qu’on appelle procureurs) chargés de requérir l’application de la loi au bénéfice de la société. Ils reçoivent les signalements de délits potentiels, mènent l’enquête si nécessaire et plaident devant un juge pour requérir une condamnation.

Face au constat de l’inefficacité de la répression par les États membres des fraudes à la TVA transfrontalières et des détournements de fonds européens, vingt États de l’Union européenne ont décidé en 2017 de former un dispositif de coopération renforcée : le Parquet européen. Mais il a fallu attendre 2019 pour que le Conseil nomme le chef de ce nouveau Parquet : Laura Codruţa Kövesi, ex-procureur au sein du Parquet près la Haute Cour de cassation et de justice de Roumanie, célèbre pour son combat contre la corruption. En Roumanie, ses services ont mis en examen pas moins de 14 ministres ou anciens ministres, 43 parlementaires et plus de 260 élus locaux, forçant même l’ancien Premier Ministre, Victor Ponta à démissionner en 2015. Le ton est donné. Après de multiples retards, le Parquet européen a pu enfin commencer ses activités le 1er juin 2021, juste à temps pour pouvoir veiller à la bonne utilisation des 750 milliards d’euros du plan de relance européen

La Parquet européen a un double niveau d’organisation 

Il y a l’échelon central, à Luxembourg qu’on appelle le Bureau central, et des échelons locaux décentralisés, dans chaque État membre. Le Bureau central est composé du chef du Parquet européen (Laura Codruţa Kövesi) et des procureurs européens (un pour chaque pays). Le Bureau central supervise les enquêtes, les poursuites et, à terme, déterminera la politique pénale à adopter. C’est donc le Bureau central qui, en pratique, se substitue aux hiérarchies habituelles des procureurs nationaux, ce qui assure une indépendance des procureurs européens délégués vis-à-vis des États membres. Au niveau des échelons locaux, chaque État membre doit nommer des procureurs européens délégués, mais ils doivent être approuvés par le collège pour s’assurer de leur compétence… et de leur impartialité vis-à-vis des autorités nationales, entre autres. 

Malheureusement, la Slovénie n’a toujours pas nommé de procureur européen délégué, ce qui rend la tâche du Parquet européen dans ce pays beaucoup plus compliquée. Par ailleurs, le Parquet européen ne compte actuellement que vingt-deux membres sur les vingt-sept membres de l’Union européenne. Manquent à l’appel la Hongrie, la Pologne, l’Irlande, la Suède et le Danemark. Cette réticence s’explique par le fait que le Parquet est traditionnellement une fonction régalienne, mais également par le fait que certains gouvernements craignent que le Parquet ne mène des enquêtes contre eux. L’absence de la Pologne et de la Hongrie, où les gouvernements sont suspectés de détourner des fonds européens, montre bien que leurs dirigeants craignent les enquêtes de ce nouveau Parquet.

En effet, si le Parquet européen n’a encore porté aucune affaire devant la justice,  il est déjà saisi d’une affaire emblématique puisqu’elle implique Andrej Babis, le Premier ministre tchèque, accusé d’avoir détourné 11 millions d’euros de fonds européens. C’est le Parquet de Prague qui a transféré cette affaire au parquet européen. Ce dernier est en effet mieux placé que les Parquets nationaux pour enquêter sur ce genre d’affaires, car il n’a aucun lien hiérarchique avec les États, et peut mener des enquêtes transfrontalières plus aisément. Le Parquet européen est vu comme un outil de lutte contre la corruption et au service de la défense de l’Etat de droit. De quoi expliquer l’absence de la Hongrie et de la Pologne au Parquet européen ? 

Les procureurs européens seraient-ils alors des “Eliot Ness” à l’européenne ? 

La réalité est plus nuancée, contrairement au célèbre agent du Trésor américain immortalisé par Brian de Palma dans The Incorruptibles, les procureurs européens n’ont pas tous les pouvoirs mais agissent au contraire dans un cadre juridique bien défini. Contacté par Les Surligneurs, David Touvet, chef de la délégation du Parquet européen en France, précise que les procureurs européens délégués français ont “toutes les compétences, mais rien que les compétences d’un procureur”. Mais ils ont toutefois des prérogatives renforcées par rapport à leurs homologues français : du fait de leur indépendance renforcée, ils peuvent exercer des prérogatives habituellement réservées au juge d’instruction, comme certains actes d’investigation ou des décisions relatives à la liberté de l’accusé. Pour contrebalancer ces nouveaux pouvoirs et éviter les abus d’autorité, les prérogatives du juge des libertés et de la détention (JLD) ont été élargies. Il est donc possible de s’adresser au JLD pour contester une décision d’un procureur européen délégué.

Les procureurs européens délégués pourront ouvrir des dossiers après avoir reçu un signalement, ou en se saisissant d’une affaire déjà en cours (c’est ce qu’on appelle l’évocation). Les autorités nationales sont tenues de signaler certaines infractions (escroquerie, corruption, contrebande, blanchiment, détournement de fonds…) si elles portent atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, et si le montant du préjudice est susceptible d’être au moins égal à 10 000 euros. 

Des infractions causant un préjudice d’un montant inférieur doivent également être signalées, notamment si des fonctionnaires ou d’autres agents de l’Union pourraient être soupçonnés d’avoir commis l’infraction. 

Le Parquet européen poursuit ensuite les auteurs d’infractions devant les juridictions nationales

Le procureur européen français Frédéric Baab coordonne depuis Luxembourg les quatre procureurs européens délégués en France, un cinquième étant en cours de recrutement. C’est assez peu comparé aux onze procureurs européens délégués allemands ou aux quinze italiens (vingt à terme). Selon David Touvet, le choix du nombre de procureurs européens délégués “est fait en fonction du volume d’activité qui est escompté, et est donc amené à évoluer, et s’inscrit dans un paysage judiciaire national : la proportion de procureurs pour 100 000 habitants en Allemagne est trois fois supérieure à la France”. Pour le chef des procureurs européens en France, le nombre d’affaires françaises est plus faible que prévu, ce qui n’est pas vraiment une bonne chose : cela ne signifie absolument pas qu’il y a moins de fraude et de corruption en France, mais plutôt qu’elle est moins bien détectée. 

C’est pour pour remédier à ce constat préoccupant que les procureurs européens délégués vont se montrer proactifs dans la détection d’atteintes aux intérêts financiers de l’Union, en allant directement contacter les acteurs de la gestion des fonds européens – collectivités locales, entreprises, etc. – pour leur demander des informations, pour faire savoir que tout signalement doit leur être transmis, et pour développer des partenariats.

Les procureurs européens délégués collaborent aussi avec le Parquet national financier (PNF), qui leur transmet des signalements, et les deux institutions se coordonnent sur certaines affaires en cours. Par ailleurs, l’échelon central du Parquet européen est en train de négocier un accord de coopération avec l’Office de lutte anti-fraude (OLAF). Enfin, le dialogue entre les procureurs européens délégués et les magistrats nationaux se fait assez facilement, étant donné que les premiers sont des magistrats détachés : ils ont donc déjà exercé les fonctions de procureur français, ou de juge d’instruction. 

En plus de révolutionner la lutte contre la corruption et autres fraudes portant atteinte aux intérêts économiques de l’Union, il est certain que le Parquet européen relancera en France le débat sur l’indépendance des procureurs et sur l’utilité du juge d’instruction, particularité française.

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