L’encadrement de l’intelligence artificielle par le droit d’auteur, et au-delà…
Auteur : Par Kenza Dorgham, master de droit des médias électroniques, Aix-Marseille Université
Relecteur : Philippe Mouron, maître de conférences en droit privé, Aix-Marseille Université, Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC)
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng
Une proposition de loi récente tend à encadrer les créations par intelligence artificielle à partir d’œuvres préexistantes. Le but : mieux partager les valeurs par la reconnaissance des créateurs initiaux, et lutter contre la désinformation par les intelligences artificielles. Une réponse très parcellaire à un vrai problème, dont l’Union européenne vient d’ailleurs de se saisir.
Le Pape François vêtu d’une doudoune, le Président Emmanuel Macron en uniforme d’éboueur ou encore Albert Einstein bodybuildé, ces photos vous évoquent sûrement quelque chose tant elles ont circulé sur les réseaux sociaux.
Elles sont le fruit de l’intelligence artificielle (IA), définie de manière succincte par la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) comme étant “un procédé logique et automatisé reposant généralement sur un algorithme et en mesure de réaliser des tâches bien définies”. Le Parlement européen y voit sur son site “tout outil utilisé par une machine afin de “reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité”.
Plus précisément, ces créations sont le produit de systèmes d’intelligence artificielle (SIA), ceux-ci étant définis dans la proposition de règlement sur l’intelligence artificielle comme tout “système automatisé conçu pour fonctionner à différents niveaux d’autonomie et qui peut, pour des objectifs explicites ou implicites, générer des résultats tels que des prédictions, des recommandations ou des décisions qui influencent les environnements physiques ou virtuels”.
Depuis que ces systèmes sont entrés dans le domaine de la création littéraire et artistique, une grande incertitude règne du côté des artistes auteurs, qui s’interrogent.
En guise de réponse, le 12 septembre 2023, a été introduite à l’Assemblée Nationale une proposition de loi visant à “encadrer l’Intelligence Artificielle par le droit d’auteur“. Face au développement fulgurant des SIA dans le monde de la création artistique, le but de cette proposition est de compléter le Code de la Propriété intellectuelle (CPI) afin d’offrir aux auteurs une protection renforcée face à ces systèmes qui réutilisent leurs œuvres.
Garantir le partage de la valeur
En avril 2023, la Ligue des Auteurs Professionnels s’insurgeait contre l’utilisation des IA dans le monde artistique. Elle estimait que les droits des artistes étaient totalement bafoués et réclamait une réglementation plus protectrice, dénonçant un véritable vol de leur travail par les SIA.
C’est pourquoi la proposition de loi entend équilibrer le respect des droits des auteurs d’œuvres préexistantes, c’est-à-dire celles dont vont se servir les IA pour créer d’autres œuvres et en tirer un revenu. Le but n’est pas de brider l’utilisation des IA, mais seulement d’en rendre l’utilisation plus conforme aux règles du droit d’auteur. Ainsi, d’un point de vue économique, les députés auteurs de la proposition souhaitent soumettre les œuvres générées par IA à une taxation qui viserait à garantir un juste partage de la valeur générée par ces créations issues des services d’intelligence artificielle.
Or, actuellement, aucune disposition ne permet de dégager une qualification juridique des SIA : s’agit-il d’auteurs, de créations ? Il est difficile de parler d’auteur lorsqu’une œuvre est générée totalement ou partiellement par IA. En effet, l’IA ne crée pas à proprement parler, compte tenu de son incapacité à poursuivre l’intention créatrice, propre aux personnes physiques ; elle ne fait que concevoir de nouvelles formes à partir d’œuvres préexistantes qui, elles, peuvent être protégées par le droit d’auteur.
Sans résoudre vraiment la question de la titularité des droits (autrement dit le titulaire des droits d’auteurs), le législateur propose que les droits afférents aux créations générées par des SIA restent la propriété des auteurs des œuvres préexistantes qui ont servi de données d’entraînement. Tout travail méritant salaire, ils auraient droit à une rémunération en contrepartie de l’utilisation de leur œuvre. Reste qu’il n’est pas toujours évident d’identifier, à partir d’une œuvre générée par IA, les œuvres préexistantes, qui peuvent être très nombreuses. Il faudrait donc également que la loi, pour être effective, impose un procédé technique permettant de remonter aux œuvres originales à partir de l’œuvre créée par IA, ce qui risque de se heurter à des résistances de la part des opérateurs de SIA.
Mieux lutter contre les fausses informations
Au-delà du droit d’auteur, la proposition prévoit de mieux identifier les créations générées par une intelligence artificielle, dans un environnement numérique où il est devenu difficile de vérifier les sources et la crédibilité des informations.
A titre d’exemple, en mai 2023, le périodique irlandais “The Irish Times” publiait un article d’une journaliste équatorienne imaginaire, travaillant de façon tout aussi imaginaire dans le domaine de la santé. Cet article portait sur les “faux bronzages”. Lorsque le journal demanda à la journaliste de fournir une photographie, ainsi que ses coordonnées pour être contactée, la rédaction s’aperçut que la photographie communiquée avait été générée par IA et que les coordonnées fournies étaient celles d’une autre personne. En fait, tant l’article que la photographie avaient bel et bien été générés par IA, dont l’origine demeure inconnue. L’article a évidemment été supprimé et le journal a publié une tribune d’excuses.
Cette mésaventure montre comment les créations générées par les SIA peuvent aussi servir à créer des fausses informations sous toutes les formes (écrit, image, deep fakes, etc.). On pense également au deep fake montrant le Président Barack Obama qui insulte le Président Donald Trump. Face à l’ampleur du phénomène, Google a décidé, en septembre 2023, de lancer un logiciel “SynthID” permettant de détecter les images générées par IA.
De son côté, le législateur propose d’imposer une mention “généré avec IA” qui contribuerait à l’identification des fausses informations, en particulier les photos, et de contribuer ainsi à une certaine transparence des SIA. Reste à savoir comment une telle obligation pourrait être mise en œuvre, face aux diffuseurs de faux contenus générés par IA : à quelles sanctions s’exposeraient les contrevenants, quelle autorité serait en charge de cette police, etc., autant de questions non résolues par la proposition de loi en l’état.
Une proposition de loi qui arrive trop tôt ?
Le 14 juin 2023, le Parlement européen s’est déjà interrogé sur cette problématique, exprimant le souhait de mettre en place une première réglementation de l’IA dans l’Union Européenne. La proposition a été acceptée, les négociations commencent. Le but est d’encadrer juridiquement les SIA, en particulier d’un point de vue technique, afin de les rendre “sûrs, transparents traçables…”. La création d’une identité juridique propre à l’IA permettrait par exemple d’identifier la provenance des œuvres artificiellement créées et de pouvoir leur accorder plus de crédibilité. L’objectif est maintenant de trouver un accord d’ici la fin de l’année entre pays européens.
Si la proposition de loi est à suivre de près, elle n’apporte que des réponses partielles, y compris sur le terrain du droit d’auteur, et semble avoir été dictée par l’actualité la plus récente. La recherche d’un cadre juridique de l’IA devrait préalablement être réglée avant d’envisager plus précisément son impact sur les droits d’auteurs. Sinon, ChatGPT serait-il assez intelligent pour fournir une proposition de loi ?
Cet article a été rédigé, lors de sa première publication, dans le cadre d’un partenariat avec le Master 2 Droit des médias électroniques de l’Université d’Aix-Marseille, entre octobre 2023 et janvier 2024. Plus d’articles peuvent être consultés sur le site internet de l’Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC)
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