Le propriétaire d’un périodique de presse peut-il interdire aux journalistes « de parler des personnes LGBT » ?
Dernière modification : 9 août 2024
Auteur : Philippe Mouron, maître de conférences HDR en droit privé à l’Université d’Aix-Marseille, directeur du master droit des médias électroniques
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle
Source : Arrêts sur Images, 11 juillet 2024
Les journalistes peuvent faire valoir un droit d’opposition face à une quelconque pression, garantissant ainsi une certaine indépendance éditoriale. Cette opposition ne doit pas pour autant supprimer les droits des actionnaires. Il peut être interdit de traiter certains sujets au sein des rédactions, mais sous certaines conditions.
Signalées par Arrêts sur images, les pratiques de la famille Leclerc, propriétaire de La Manche Libre, suscitent un certain émoi chez les rédactions. Les choses semblent s’être gâtées encore davantage depuis le rachat du Courrier de la Mayenne en 2023, la nouvelle direction éditoriale ayant demandé aux journalistes de ne « plus parler des LGBT » ; un article relatif à la marche des fiertés a même été dépublié.
Dans la continuité des propos de Rodolphe Saadé, nouveau propriétaire de BFM-TV, sur lesquels nous avons déjà consacrés un article, on peut se demander dans quelle mesure le propriétaire d’un journal peut-il imposer une telle ligne éditoriale à ses journalistes.
Ceux-ci disposent en effet d’un droit d’opposition, gage d’indépendance éditoriale, mais sa mise en œuvre et sa sanction restent relativement incertaines.
Le droit d’opposition des journalistes
La loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, qui fut adoptée pour renforcer la protection des journalistes contre les pressions exercées par les actionnaires, a créé un droit d’opposition au bénéfice de ces derniers.
En substance, « tout journaliste […] a le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de signer un article, une émission, une partie d’émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu ou contre sa volonté. Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle formée dans le respect de la charte déontologique de son entreprise ou de sa société éditrice ». La formule n’est pas qu’incantatoire, car le non-respect de ce droit d’opposition par l’entreprise employant les journalistes peut entraîner pour elle la suspension de tout ou partie des aides publiques, directes ou indirectes, dont elle bénéficie.
De même, les journalistes qui seraient victimes de telles pressions peuvent faire jouer leur clause de cession, comme cela a pu être le cas suite au rachat du Courrier de la Mayenne, ou de conscience, lorsqu’un changement de ligne éditoriale est de nature à porter atteinte à la réputation ou aux intérêts moraux du journaliste sans qu’il y ait changement de propriétaire. Ils peuvent ainsi quitter leur rédaction tout en bénéficiant des avantages qui leur seraient dus en cas de licenciement, en particulier la prime d’ancienneté.
Un gage d’indépendance éditoriale
L’existence de ce dispositif en France a pu être salué comme un gage d’indépendance éditoriale pour les journalistes par le Livre Blanc de l’Alliance de la presse d’information générale (APIG), La liberté et l’indépendance de la presse en Europe, publié en mars 2024 pour contribuer aux États généraux de l’information.
Sa portée est confortée par le règlement du 11 avril 2024 sur la liberté des médias, dont l’article 5 établit des garde-fous pour le fonctionnement indépendant des médias de service public (art. 5), mais dont la portée est implicitement étendue à ceux appartenant à des actionnaires privés.
L’article 22 dispose en effet que l’existence de garde-fous protégeant l’indépendance éditoriale des journalistes peut être prise en compte au titre du contrôle des concentrations sur le marché des médias. La recommandation de la Commission européenne du 16 septembre 2022, bien que n’ayant pas de valeur contraignante, comporte une liste de telles garanties, parmi lesquelles figure « un droit d’opposition en vertu duquel les membres de l’équipe rédactionnelle peuvent refuser de signer des articles ou d’autres contenus éditoriaux qui ont été modifiés à leur insu ou contre leur volonté », mais aussi « un droit à l’objection de conscience protégeant contre les sanctions disciplinaires ou les licenciements arbitraires les membres de l’équipe rédactionnelle qui refusent des tâches qu’ils estiment contraires aux normes professionnelles », ainsi que des mécanismes de signalement anonyme des pressions subies par des journalistes et de clause de cession.
Le respect du droit d’opposition, corrélé à ces autres droits et dispositifs, est donc censé garantir un certain équilibre entre les intérêts moraux des journalistes et les intérêts financiers des actionnaires. Pour autant, on ne saurait interdire à ceux-ci de fixer une ligne éditoriale, ce qui interroge sur sa portée.
Une mise en œuvre incertaine
Comme le mentionne le Livre Blanc de l’APIG, le droit d’opposition des journalistes fait davantage partie de mécanismes d’autorégulation du secteur, dont la sanction reste relativement souple.
S’agissant des pratiques dénoncées au sein de La Manche Libre, il convient de relever que le changement de ligne éditoriale n’est que relatif, le journal ayant toujours été ancré dans une tendance conservatrice.
Il semble bien que celle-ci se soit « durcie », en particulier suite au rachat du Courrier de Mayenne ; cependant, à ce stade, l’interdiction de traiter d’un sujet en particulier ne prive pas formellement les journalistes de toute liberté éditoriale.
Pas sûr donc que cette consigne puisse être interprétée isolément comme une pression exercée sur les journalistes. C’est bien entendu l’ensemble des pratiques exercées par la nouvelle direction qui semble poser problème, au-delà de l’intervention dans la rédaction.
En atteste le départ de sept journalistes sur huit dans l’année qui a suivi le changement de direction, ceux-ci ayant justement fait jouer leur clause de cession. Cette sanction, qui est d’ordre professionnel, peut cependant ne pas être dissuasive, la volonté du nouveau propriétaire pouvant effectivement tenir à un changement complet de ligne éditoriale et d’équipe rédactionnelle, tout en bénéficiant de la continuité du titre de presse.
À ce titre, on doit rappeler que le règlement précité sur la liberté des médias garantit aussi le droit pour les actionnaires « de déterminer la ligne éditoriale du fournisseur de service de médias et la composition de leurs équipes éditoriales ».
Il ne reste donc que le retrait des aides publiques, qui pourrait être décidé par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Celle-ci a pour mission de donner un avis sur le bénéfice du régime économique de la presse, lequel ouvre droit aux avantages fiscaux censés contribuer au maintien des titres.
Parmi les critères que la Commission doit prendre en compte, il figure bien le respect des obligations de la loi du 29 juillet 1881, ce qui inclut le respect du droit d’opposition (art. 2 bis). Pour autant, la spécialisation des titres visant un certain lectorat en fonction de divers critères, tels que la tendance politique, n’est pas un critère rédhibitoire dès lors que la publication traite par ailleurs de sujets d’actualité générale, locale, nationale ou internationale, dans la majorité de sa surface rédactionnelle.
Encore une fois, on ne peut pas dire qu’il soit interdit aux propriétaires des titres d’exclure certains sujets de leur ligne éditoriale. Tout dépend des circonstances dans lesquelles cette décision est prise, en particulier au regard des pratiques managériales qui peuvent l’accompagner. Au pire, la santé financière du titre peut s’en trouver compromise. À voir ce qu’il en sera pour La Manche Libre et le Courrier de la Mayenne.
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