Le Premier ministre québécois veut taxer les non-vaccinés, un “fardeau” pour le système de santé

Création : 12 janvier 2022
Dernière modification : 27 juin 2022

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Source : Le Monde, 12 janvier 2022

Au Québec, on ne sait pas, mais en France une telle taxe irait à l’encontre à la fois de notre système de couverture sociale basé sur la solidarité, et de notre système fiscal, notamment du fait d’une atteinte à l’égalité devant l’impôt et au secret médical.

Les non-vaccinés encombrent des services hospitaliers et retardent les interventions pour les autres patients, ils coûtent cher à la sécurité sociale, ils veulent à la fois éviter les risques du vaccin et pouvoir aller au restaurant librement, ils agissent donc en parfaits “clients” de la Société, profitant des bienfaits du vivre-ensemble mais absolument rétifs à tout devoir collectif, etc. Ces reproches à l’encontre des non-vaccinés, entendus un peu partout dans le monde, ont conduit le premier ministre québécois, François Legault, à envisager une taxe pesant sur ces personnes, en tant qu’elles représentent un “fardeau” pour le système de santé. Des juristes de la Belle Province indiquent que ce serait possible juridiquement là-bas. Nous n’en savons rien, mais est-ce envisageable en France, juridiquement ?

Une taxe incompatible avec notre système de couverture sociale

Notre système de couverture sociale fonctionne par répartition, c’est-à-dire qu’il est basé sur la solidarité nationale. L’amateur de wingsuit qui se brise en morceaux à l’atterrissage, le fumeur qui se concocte un cancer, l’amateur de Chamallows qui soigne son diabète, l’alcoolique qui détruit son foie, etc., sont soignés et pris en charge sur la base de cette solidarité, au même titre que tout autre malade ou accidenté qui ne prendrait aucun risque. Créer une taxe sur certaines personnes en raison des risques sanitaires qu’elles prennent, c’est une manière indirecte de diminuer leur prise en charge sociale au moment des soins. Cela revient à s’engager sur une voie où chacun serait soigné en fonction de ses propres risques de santé, ce qui est antithétique avec un système basé sur la solidarité. Entendons-nous : ce n’est pas impossible, il faudrait seulement verser dans un autre système de protection sociale, tout en continuant de respecter notre Constitution : la Nation “garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé”.

Cela conduirait aussi à créer une usine à gaz, où il faudrait envisager un nombre considérable de catégories de patients à risques, et donc plus ou moins pris en charge selon ces risques, ou plus ou moins taxables en somme.

Seul un assureur privé (les mutuelles santé) pourrait moduler ses tarifs en fonction de certains risques, par exemple en excluant les accidents liés à certains sports, ou en créant une surprime (donc une forme de taxation) liée à ces mêmes activités. Mais cela s’arrête là : en France, toute discrimination en raison de la santé est interdite. Une mutuelle santé ne peut donc pas choisir ses clients selon leur état de santé, leur régime alimentaire, ou leur refus de tout acte de prévention, que ce soient les mammographies et coloscopies à partir d’un certain âge, ou les vaccins. Elle peut tout juste créer des barèmes tarifaires objectifs, selon l’âge par exemple. Elle peut aussi créer des incitations aux actes de prévention en les prenant en charge.

Une taxe incompatible avec notre système fiscal

Notre système fiscal est très complexe (c’est un truisme), mais il repose tout de même sur certains grands principes. Le premier de ces principes est la progressivité de l’impôt : selon la Déclaration des droits de l’homme (article 13), “Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés”. Autrement dit, plus on a de revenus, plus on paye. Or le refus de vaccination ne procure pas de revenus supplémentaires. 

Cet article 13, couplé aux autres articles de la Déclaration, implique un second principe, celui de l’égalité devant l’impôt. Cela signifie que les différences de taxation doivent reposer sur des critères objectifs (le montant des revenus, le type de revenus, le type d’activité, le type de biens taxés, charges de famille, etc.), mais pas sur l’état de santé, voire l’opinion du contribuable : car, rappelons-le, le refus de la vaccination repose souvent sur une opinion.

Un troisième principe est la neutralité de l’impôt. L’impôt est censé n’avoir aucune influence sur l’activité économique ou sociale des contribuables. On perçoit tout de suite combien ce principe est obsolète, tant l’impôt sert d’aiguillon pour orienter l’économie et la société vers tel ou tel objectif : surtaxation des activités polluantes, détaxation ou sous-taxation d’autres activités regardées comme vertueuses sur le plan environnemental, idem pour les activités reposant sur des ressources non renouvelables, créant des déchets à recycler, etc. Tout cela fait de la neutralité de l’impôt un principe bien symbolique, sauf s’agissant de la vie privée ou de la liberté d’opinion : les plus anciens ont connu une TVA à 33 % (au lieu de 18  % à l’époque) sur les produits de sex-shops et cassettes VHS pornographiques (années 1980). Cette surtaxation de type moraliste a disparu en France parce que le droit européen a harmonisé les TVA de chaque pays autour de deux taux en principe (l’un normal autour de 20 %, l’autre réduit autour de 5 %). Mais aujourd’hui, il n’est pas certain qu’une fiscalité “morale” comme la taxe à la non-vaccination pourrait être mise en place, compte tenu de l’atteinte à la vie privée (il s’agit tout de même d’inciter fortement à subir un acte médical de prévention, malgré le droit au consentement aux actes médicaux) et aussi à la liberté d’opinion.

Pourquoi taxer le tabac et pas la non-vaccination ?

La forte taxation des produits tabagiques confirme l’obsolescence du principe de neutralité de l’impôt en ce qu’elle a pour but de réduire le tabagisme. Mais elle est conforme au principe d’égalité : d’abord car elle ne vise pas des personnes mais un produit, ensuite car elle vise un objectif de santé publique. L’idée selon laquelle les fumeurs “paient” la prise en charge de leur cancer par la sécurité sociale constitue un raccourci parfois bien pratique pour justifier moralement ces taxes, mais totalement faux juridiquement. Les taxes sur le tabac sont un impôt orienté de plus, comme les taxes sur les carburants ou sur les voitures qui consomment beaucoup. Enfin, les taxes sur le tabac ne touchent pas directement au corps humain en incitant à subir un acte médical, au contraire d’une taxation des non-vaccinés ou, pourquoi pas, d’une taxation des personnes obèses refusant de se traiter.

Taxer les non-vaccinés relève-t-il de la même logique de protection de la santé publique ? Oui s’agissant de l’objectif ; non s’agissant des autres aspects, pour au moins deux raisons. La première est que la taxe porterait ici sur les personnes mêmes, et pas sur un produit ou un bien (au contraire des cigarettes) : or nous venons de rappeler que les différences de taxation ne peuvent reposer sur l’état de santé ou les opinions du contribuable. La seconde raison est plus radicale : être ou ne pas être vacciné, cela relève du secret médical. Le fisc n’a pas accès aux données médicales des contribuables, sauf rares exceptions très limitées, liées à l’efficacité du contrôle fiscal. Donc un agent du fisc n’a pas à savoir si une personne est vaccinée ou pourquoi elle ne l’est pas (car il faudrait exclure de la taxe les personnes non-vaccinables pour des raisons de santé). Dans ce contexte, comment vérifier si quelqu’un est taxable au titre d’une non-vaccination ? On voit mal quel montage juridique pourrait contourner le problème.

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