Le devoir conjugal, un anachronisme juridique ?
Dernière modification : 21 juin 2022
Autrice : Claire Manoha, master de culture judiciaire, Université Jean Moulin Lyon 3
Relectrice : Clara Xémard, maître de conférences en droit privé, Université Paris-Saclay
La notion de devoir conjugal, assez discrète dans le Code civil, n’est néanmoins pas absente des débats qui agitent les juristes comme les associations féministes. La légitimité de ce devoir qui pèse sur les personnes mariées en droit français est questionnée jusque devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Les Surligneurs saisissent l’occasion du recours récent devant la CEDH d’une femme, accompagnée par le Collectif féministe contre le viol et la Fondation des femmes, pour apporter un éclairage sur le fondement juridique de ce devoir ainsi que des nombreuses critiques qu’il suscite.
D’où vient le devoir conjugal en droit français ?
Selon l’article 212 du Code civil, “Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance”. La loi ne prévoit pas explicitement l’obligation de rapports sexuels entre époux, mais la jurisprudence la déduit du devoir de fidélité et l’obligation de communauté de vie. C’est la vocation procréatrice traditionnellement attachée au mariage, qui explique que le droit se soit immiscé dans l’un des aspects les plus intimes de l’être humain : sa sexualité.
Par le mariage, les époux s’engagent à une communauté de vie. Elle suppose, matériellement, une communauté de toit, c’est-à-dire en principe l’habitation commune au sein de la résidence familiale. Elle suppose aussi, plus subjectivement, une communauté affective et intellectuelle, et enfin, corporellement, une communauté de lit. Même si la notion de devoir conjugal est assez peu mentionnée dans les décisions de justice, la jurisprudence continue à sanctionner le défaut de rapports sexuels dans un couple marié.
Un devoir certes, mais désormais consenti
Traditionnellement, le viol entre époux n’était pas sanctionné. Le mari pouvait légitimement, selon une conception ancienne du mariage, imposer à sa femme des rapports sexuels, sans pour autant commettre de viol en droit. Cependant, comme ont pu l’exprimer des militantes féministes sur leurs pancartes lors de manifestations (“A la maison, comme dans la rue, quand une femme dit non c’est non ! ”), les violences sexuelles au sein des couples mariés sont une réalité que le droit pénal a appréhendée tardivement.
C’est notamment la loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs, qui introduit dans le Code pénal une incrimination spécifique au viol au sein du couple. Désormais, le Code pénal ne fait plus référence à une quelconque présomption de consentement aux rapports sexuels des époux. Plus encore, selon l’article 222-22 du Code pénal, “le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu’ils ont été imposés à la victime […], quelle que soit la nature des relations existant entre l’agresseur et sa victime, y compris s’ils sont unis par les liens du mariage”.
La relation de couple, que ce soit dans le mariage, le concubinage ou le pacte civil de solidarité, est même une circonstance aggravante portant à vingt ans de réclusion criminelle la peine encourue en cas de viol.
Un devoir qui tend à disparaître… des procédures de divorce
Le devoir conjugal ne peut plus justifier la contrainte comme nous venons de l’énoncer. Cependant, l’abstention ou le refus de rapports sexuels peuvent être considérés comme fautifs, à l’occasion d’une procédure de divorce pour faute, ou d’une annulation du mariage.
L’hypothèse de l’annulation du mariage est assez rare : elle correspond à la situation où l’inaptitude aux relations sexuelles est qualifiée d’“erreur sur la qualité de la personne”.
C’est plutôt dans le cadre du divorce pour faute que l’absence de relations sexuelles donne lieu à débat. Le refus de rapports sexuels est un argument parfois avancé par l’un des époux, mais qui est de moins en moins utilisé. Les causes de ce déclin sont multiples : la difficulté à apporter la preuve du manquement au devoir conjugal, la pudeur des époux, un rapprochement avec d’autres fautes, ou un constat plus global de faillite de la communauté de vie. De plus, le développement de la procédure du divorce consensuel a rendu ces débats presque inutiles.
Mais l’obstacle le plus difficile à surmonter reste la preuve du refus de se plier au devoir conjugal : celle ou celui qui demande le divorce sur ce motif doit prouver non seulement l’inaccomplissement du devoir conjugal (par exemple par des lettres exprimant le refus d’un époux ou un certificat médical), mais aussi que ce refus est imputable à l’autre. De plus, le refus doit être persistant, le Code civil exigeant en effet une “violation renouvelée des devoirs et obligations du mariage”. Reste que, selon le juge, le refus peut être justifié par certains motifs légitimes, tels que l’état de santé ou des violences.
Le devenir de ce devoir très critiqué
Alors que la nécessité d’une véritable lutte contre les violences conjugales est partagée par l’opinion publique suivie en cela par le législateur, la référence au devoir conjugal apparaît désormais choquante ou pour le moins anachronique. On peut noter d’ailleurs qu’un tel devoir n’a pas été inscrit dans le cadre du Pacte civil de solidarité.
Certains juristes appellent à la suppression du devoir conjugal : “exiger le consentement aux relations sexuelles entre époux d’une part (puisqu’en l’absence de consentement il y a agression ou viol), et, d’autre part, indiquer que les époux sont tenus à des relations sexuelles, se trouve là un paradoxe” selon Anne-Marie Leroyer (professeure de droit privé à l’Ecole de droit de la Sorbonne Université Paris).
Mais le devoir conjugal en tant que notion juridique fait l’objet d’encore plus intenses critiques par les associations féministes: “laisser le “devoir conjugal” c’est maintenir un outil d’intimidation pour les agresseurs sexuels violeurs dans le couple”, alors que la majorité des viols sont commis au sein du couple ou entre ex-conjoints, selon la Fondation des femmes.
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