L’avenir tourmenté d’EDF, entreprise publique
Dernière modification : 7 juillet 2022
Auteur : Guillaume Heim, master droit public de l’économie, Université Paris 2 Panthéon-Assas, et master politiques publiques, Sciences Po Paris
Relecteur : Thomas Destailleur, chercheur associé à l’Université Rennes 1, Laboratoire IODE
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng, Charles Denis et Yeni Daimallah
EDF est depuis plusieurs semaines au cœur de l’actualité. L’envolée des prix de l’énergie la met dans une situation financière délicate, alors qu’elle doit être largement réformée.
Bouclier tarifaire sur l’électricité, construction de six nouveaux EPR (modèle de réacteur nucléaire), débats sur la part du nucléaire dans le mix énergétique français : EDF est depuis plusieurs semaines au cœur de l’actualité. L’occasion de revenir sur trois points fondamentaux de son statut et de sa gestion : son appartenance au secteur public ; les difficultés liées à son statut d’entreprise publique ; le mécanisme d’Arenh.
EDF : une entreprise du secteur public
Commençons par clarifier le statut de l’entreprise : EDF est bel et bien une entreprise publique, détenue à 84% par l’État. Vouloir “nationaliser” EDF n’a donc aucun sens, comme nous le rappelions dernièrement. Certes, depuis 2004, EDF est une société anonyme et non plus un établissement public, mais peu importe sa forme juridique, elle continue de faire partie du secteur public, et cela tant que l’État sera son actionnaire majoritaire. Sauf à modifier la loi, cette situation ne changera pas.
Au titre d’actionnaire majoritaire, l’État (plus précisément l’Agence des participations de l’État) dispose d’une grande marge de manœuvre pour nommer les dirigeants d’EDF, orienter la stratégie et la gestion de l’entreprise. Dans le même temps, l’État, au titre de régulateur du marché de l’électricité, peut prendre des mesures réglementaires qui s’imposent à EDF. Ces deux rôles, “État actionnaire” et “État régulateur” ne se confondent pas, même si la frontière est fine, ce qui nourrit un certain nombre de difficultés juridiques.
Quel terme est le plus important : “entreprise” ou “publique” ?
Face à la hausse soudaine des prix de l’énergie et de l’électricité observée depuis plusieurs mois, le Gouvernement a annoncé plusieurs mesures destinées à bloquer “la hausse des tarifs réglementés de vente de l’électricité à 4 % TTC au 1er février pour les consommateurs résidentiels alors que, sans intervention de sa part, la hausse aurait atteint 35 %”. Celles qui concernent EDF offrent un bon aperçu des difficultés juridiques attachées aux entreprises publiques : l’État peut-il imposer à une entreprise publique des contraintes qu’un actionnaire “traditionnel” n’aurait pas pu imposer à une entreprise “traditionnelle” ?
Comme évoqué, l’État est l’actionnaire majoritaire d’EDF et peut donc orienter l’activité de l’entreprise, ou alors adopter des textes juridiques qui contraignent EDF. L’entreprise a donc été mise à contribution par le Gouvernement pour préserver les consommateurs de la hausse des prix. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a ainsi déclaré qu’EDF était une entreprise publique “au service de l’intérêt général”.
Contrairement à une idée reçue, le droit européen ne s’oppose pas à l’existence d’entreprises publiques telles qu’EDF : selon les traités, peu importe qu’il s’agisse d’une propriété publique ou d’une propriété privée. De la même manière, la justice européenne a considéré, dans une affaire qui opposait la Commission européenne à la France, qu’un État membre peut légalement mobiliser une entreprise publique comme un “instrument de politique économique”.
En droit donc, le Gouvernement peut tout à fait imposer des mesures coûteuses à EDF, entreprise publique, dans le cadre de sa politique.
Des problèmes à l’horizon du point de vue des aides d’État
Ce qui pose cependant problème dans les rapports qu’entretiennent EDF et l’État, c’est le respect du droit de la concurrence. Il s’agissait d’ailleurs de l’une des principales justifications du projet Hercule, visant à réorganiser EDF à l’aune du droit européen de la concurrence; des enjeux expliqués par Les Surligneurs.
Le droit européen prohibe en effet les avantages accordés par les États membres, comme des subventions ou des monopoles, qui fausseraient la libre concurrence sur le marché. Le droit européen est strict en la matière : sont interdites “les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions”. En accordant un avantage économique à une entité nationale, par l’utilisation de ses ressources, l’État risque d’affecter les échanges avec les autres États membres et de restreindre la concurrence : c’est à ce titre que ces aides d’État, entendues de manière très large donc, sont prohibées et strictement contrôlées par la Commission européenne.
Or, dans le cas qui nous intéresse, la stratégie du Gouvernement peut poser problème à deux niveaux : d’abord, une réduction tarifaire accordée par une entreprise publique à d’autres entreprises peut être considérée comme une subvention publique. Il faut pour cela que cette réduction soit à l’initiative directe de l’État, ce qui ne fait aucun doute en l’occurrence.
Ensuite, alors que les mesures annoncées ont fait plonger le cours de l’action EDF, du fait de leur coût financier pour l’énergéticien, le ministre de l’Économie a annoncé plusieurs mesures de soutien (notamment une recapitalisation d’EDF à hauteur de 2,5 Md€) destinées à rassurer les marchés sur les perspectives d’EDF. Dans une affaire concernant France Télécom, la justice européenne avait considéré qu’une annonce similaire constituait une aide d’État. Ici en revanche, le Gouvernement pourrait se défendre en considérant qu’il a agi comme simple “investisseur avisé en économie de marché”, exception admise par la Commission européenne : l’annonce des mesures de soutien a bien favorisé EDF, mais il s’agissait d’une action nécessaire à la vie de l’entreprise, qui ne dépend pas du statut de l’État.
Celui-ci n’est donc pas tout à fait libre de soutenir son entreprise et de l’orienter, si cela a un impact sur la libre concurrence.
L’intérêt social d’EDF négligé
Outre le droit européen, les mesures annoncées peuvent poser problème lorsque les contraintes pèsent trop sur l’activité et la santé financière de l’entreprise. En effet, une société anonyme dispose d’un intérêt social, qui n’est pas celui de ses actionnaires, et doit le respecter sous peine d’être sanctionnée par la justice.
Or, selon les estimations d’EDF, les mesures annoncées par le Gouvernement occasionneront une perte de 8 milliards d’euros de son excédent brut d’exploitation (le bénéfice de l’entreprise si l’on considère seulement son activité) pour 2022. C’est pour cela que plusieurs recours ont été intentés pour contester la décision du gouvernement : plusieurs syndicats ont déclenché une procédure de droit d’alerte économique ; les fonds d’actionnariat salariés, s’estimant lésés par l’extension temporaire du mécanisme Arenh, ont saisi la justice ; dernièrement, le PDG d’EDF a formulé un “recours gracieux” auprès du ministre de l’Économie, première étape avant de saisir la justice si sa demande venait à être rejetée.
Pour autant, l’issue de ces actions est incertaine. D’abord, c’est bien en tant que régulateur (et non en tant qu’actionnaire) que l’État a décidé d’agir. De toute manière, la justice avait déjà pu considérer que l’intérêt social d’une entreprise pouvait céder devant l’intérêt général. Cependant, par la suite, le ministre de l’Économie avait affirmé qu’il était juridiquement impossible “pour l’État actionnaire de contraindre une entreprise à prendre une décision contraire à son intérêt social”, mais cette problématique n’a donné, à notre connaissance, aucune autre solution à ce jour. Nul doute que l’issue des différents recours intentés donnera l’occasion à la justice d’apporter des précisions.
Le tarif Arenh : quel lien avec EDF ?
Le prix et la quantité de l’électricité d’origine nucléaire sont régulés en France : le mécanisme de l’“Accès régulé à l’électricité nucléaire historique” (Arenh) assure aux concurrents d’EDF (Engie, Total, etc.) de pouvoir acheter à un prix fixé par les pouvoirs publics une certaine quantité d’électricité produite par EDF. Depuis la loi de 2010 portant sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (dite loi NOME) et jusqu’en 2025, EDF doit vendre jusqu’à 100 TWh par an de sa production nucléaire à ses concurrents, chargés de la fourniture aux consommateurs de l’électricité, à un prix fixé de 42 euros par MWh. Signe de l’importance du mécanisme pour la conduite de la politique énergétique française, la loi Énergie-Climat votée en 2019 permet au Gouvernement d’augmenter la quantité prévue par le tarif Arenh jusqu’à 150 TWh.
Quelques ordres de grandeur pour y voir plus clair : la production nucléaire française s’établit à environ 380 TWh par an, soit 70% de la production d’électricité française, mais ne couvre que 25% de la consommation finale d’énergie des Français (particuliers et entreprises).
Pourquoi avoir mis en place ce système ? À l’origine, les directives européennes ont imposé dans les années 1990 une ouverture à la concurrence du marché de fourniture d’électricité, mais laissaient aux États membres le choix de la politique à mener. En France, l’ouverture à la concurrence s’est ainsi faite en “affaiblissant” le pouvoir de marché d’EDF, par une obligation de séparer juridiquement ses différentes fonctions, et par l’instauration du mécanisme Arenh. Cet outil visait ainsi à promouvoir l’émergence de concurrents sur le marché français de l’électricité, en permettant aux nouveaux entrants d’avoir accès à une énergie à des prix compétitifs et en empêchant EDF de conserver sa situation de monopole en fixant des prix trop élevés. EDF n’est en effet pas une entreprise comme les autres : en France, le groupe a un monopole sur la production nucléaire d’électricité et sur son transport, EDF a un quasi-monopole sur la distribution via sa filiale Enedis, et la fourniture aux consommateurs est, quant à elle, ouverte à la concurrence.
Le risque qu’un groupe abuse de sa position dominante n’est pas que théorique : en février dernier, l’Autorité de la concurrence a ainsi condamné EDF et ses filiales à 300 millions d’euros d’amende pour avoir exploité abusivement sa position commerciale.
Il demeure que le mécanisme de l’Arenh était déjà critiqué par EDF, et ce à double titre. D’une part, le coût de production nucléaire d’électricité est estimé entre 48 et 53 euros par MWh. En d’autres termes, avec le prix fixé par l’Arenh à 42 euros, EDF est forcée de vendre sa production à perte. D’autre part, comme le prix est fixé, en cas de fluctuations sur le marché de gros de l’électricité, EDF subit un manque à gagner (lorsque les prix sont supérieurs à 42 €euros/MWh, les concurrents vont se fournir auprès d’EDF).
Alors que les prix de l’électricité ont largement augmenté sur les marchés européens en 2022, le Gouvernement a saisi ce mécanisme pour juguler la hausse des prix répercutée sur les clients finaux. Le Gouvernement a donc augmenté “à titre exceptionnel de 20 TWh le volume d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique [ARENH] qui sera livré en 2022, afin que l’ensemble des consommateurs bénéficie de la compétitivité du parc électronucléaire français. […] Dans le même temps, afin d’assurer une juste rémunération de l’outil de production qui contribue à la protection de l’ensemble des consommateurs français face à cette hausse de prix, le prix de ces volumes additionnels d’ARENH sera révisé à 46,2 €/MWh”. En d’autres termes, EDF est contrainte de vendre davantage à ses concurrents, à un tarif très compétitif (46,2 euros par MWh contre environ 200 euros par MWh sur les marchés de gros).
Or, dans le même temps, plusieurs anomalies et problèmes techniques ont été décelés sur certaines installations d’EDF, imposant leur mise en arrêt temporaire et réduisant la capacité de production du parc nucléaire français. Pour respecter le mécanisme Arenh, EDF sera probablement conduite à acheter de l’électricité sur les marchés (au prix fort, jusqu’à 200€/MWh) et à les revendre à ses concurrents (au prix Arenh, à 46,2 euros/MWh). C’est ce qui explique les 8 milliards d’euros de perte d’EBE estimés par EDF en 2022.
Quelles sont les perspectives ?
Plusieurs syndicats d’EDF avaient saisi la justice, par une procédure d’urgence, afin de faire annuler les mesures d’augmentation de la quantité Arenh. Toutefois, les juges ont considéré que la requête ne présentait pas un caractère grave et urgent, condition essentielle pour que leur demande soit admise. Surtout, et cela donne un premier indice sur l’issue des autres contentieux évoqués, les juges se sont montrés très attentifs à “l’intérêt public“ de telles mesures pour limiter la hausse des prix : en somme, même si ces mesures sont coûteuses pour EDF, elles permettent de limiter la hausse des prix et ne sont pas manifestement illégales.
Plus largement, le sujet de l’Arenh a vocation à gagner en importance à relativement brève échéance : rappelons qu’il s’agit d’un mécanisme temporaire, prévu jusqu’en 2025. La Commission de régulation de l’énergie, l’organe régulateur du marché de l’électricité en France, a récemment suggéré des pistes de réforme de l’Arenh après 2025. Affaire à suivre donc.
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