L’association Quadrature du Net attaque le blocage de TikTok devant le Conseil d’État en référé-liberté
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay
Relectrice : Karine Favro, professeure de droit public à l’Université de Haute-Alsace
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle
Source : La Quadrature du Net, 17 mai 2024
Il est manifeste que la loi de 1955 sur l’État d’urgence ne mentionne que le terrorisme et l’apologie du terrorisme comme justifiant le blocage d’un réseau social. Le gouvernement devra se défendre devant le Conseil d’État, et il ne sera pas dépourvu d’arguments non plus.
L’association Quadrature du Net, dont l’objet est de « promouvoir et défendre les libertés fondamentales dans l’environnement numérique », annonce qu’elle vient de déposer un recours en référé-liberté devant le Conseil d’État, contre la décision du gouvernement de bloquer le réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie. D’autres recours sont annoncés. L’association use notamment des mêmes arguments que Nicolas Hervieu, professeur de droit, interrogé par Le Figaro et France Culture, qui est ferme : le blocage de TikTok serait frappé d’une « illégalité manifeste (…) compte tenu du fait que le blocage n’est possible qu’en cas de provocation ou apologie du terrorisme au sens strict ». A priori, la législation leur donne raison.
Le droit n’est pas une science exacte, nous le rappelons constamment, au point que pour une fois, nous allons contredire – au moins partiellement – d’autres juristes.
La loi de 1955 sur l’état d’urgence
La loi du 3 avril 1955 permet au gouvernement de déclarer par décret en conseil des ministres l’état d’urgence « sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d’outre-mer, des collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique », le tout pour douze jours, renouvelables avec autorisation du législateur.
En 1955, point de TikTok, point de réseaux. L’état d’urgence permettait donc d’interdire la circulation des personnes et véhicules (article 5), d’interdire de séjour certaines personnes sur certaines portions de territoire, d’assigner des personnes à résidence (article 6), de dissoudre des associations ou groupements (article 6-1), de fermer des lieux de réunion comme les salles de spectacles et débits de boissons et d’interdire les rassemblements (article 8), de confisquer les armes (article 9), ou encore de procéder à des perquisitions (article 11).
Depuis une loi du 28 février 2017 modifiant celle de 1955, il a été tenu des réseaux sociaux. L’article 11 de la loi de 1955 modifiée contient donc un ajout, sous forme d’un court paragraphe II : « Le ministre de l’Intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ».
C’est sur ce fondement juridique que la plateforme est bloquée sur le territoire néo-calédonien depuis deux jours.
L’argument majeur contre le blocage : où est le terrorisme, où est l’apologie ?
Il est en effet très troublant qu’un texte explicitement destiné à lutter contre le terrorisme ou l’apologie du terrorisme soit mis en œuvre pour contrer des émeutes ou attroupements. Les deux phénomènes, s’ils peuvent être concomitants, n’ont rien à voir en fait et en droit, chacun est régi par des textes propres : les émeutes sont une catégorie de violences punies comme telles. C’est ce qui choque Nicolas Hervieu, qui évoque même un « détournement de pouvoirs ». Autrement dit, les évènements actuels en Nouvelle-Calédonie n’entrent pas dans le champ de l’article 11 paragraphe II de loi de 1955 modifiée, le blocage ne pouvant servir pour de « simples » émeutes, si graves soient-elles.
Le juge du référé entre deux feux…
Le Conseil d’État, en l’occurrence juge du référé-liberté, a la lourde mission, en 48 heures, de vérifier la légalité d’une mesure prise dans un contexte explosif. Il va donc interpréter la loi de 1955 modifiée en 2017, à la lumière des faits qu’il peut lui-même vérifier, mais aussi des faits que ne manquera pas de lui faire connaître le gouvernement ou l’autorité de police locale (le Haut-commissaire de la République). Le juge administratif n’étant pas le mieux placé pour enquêter (surtout qu’il s’agit en l’occurrence du Conseil d’État siégeant à Paris), il sera tributaire des informations fournies par le gouvernement. Il est possible que ce dernier dispose d’informations sur les actes de terrorisme en préparation, ou simplement sur un risque d’acte de terrorisme lié aux appels à la haine et à la violence proférés sur TikTok (ces appels étant avérés). C’est là la grande inconnue de ce genre d’affaire : le gouvernement avance des informations que le juge n’est certes pas tenu de croire sur parole, mais prendra-t-il le risque de contrecarrer l’action de l’État dans un contexte si volatile ?
Autre doute : les émeutes sont en général dirigées contre les pouvoirs publics, visés à travers les édifices publics, incendiés, vandalisés. La situation en Nouvelle-Calédonie s’apparente aussi par certains aspects à une guerre civile, une partie de la population s’en prenant à l’autre et inversement, le tout exacerbé par les réseaux et les éventuels manipulateurs en arrière-plan. Un juge ne peut-il considérer, dans un tel contexte, qu’il existe un risque de débordement pouvant aller jusqu’au terrorisme ?
Enfin, dernier doute, ne peut-on considérer, comme le fait parfois le juge face à des circonstances exceptionnelles, que le blocage d’un réseau social fait partie des mesures pouvant être prises dans le cadre des pouvoirs de police administrative générale de l’autorité, indépendamment de la loi de 1955 ? Rappelons-nous, par comparaison, que le décret du 16 mars 2020, qui devait confiner tous les français et résidents pour cause de covid-19, n’avait aucune base légale explicite, sinon, comme l’a jugé le Conseil d’État, les « pouvoirs propres » du Premier ministre face à des « circonstances exceptionnelles » (Conseil d’État, 22 décembre 2020).
La question de la proportionnalité du blocage
Si le fondement juridique du blocage occupe la première étape du raisonnement du juge, la seconde étape face à une mesure de restriction des libertés est celle de l’analyse de la mesure elle-même : toute mesure de police doit être, au moment où elle est prononcée, nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi, à savoir rétablir l’ordre.
Si le juge se convainc que TikTok constituait bien un agent d’exacerbation des tensions entre deux communautés, qu’une manipulation étrangère se trouvait derrière, le blocage était d’autant plus nécessaire que les forces de police sur place étaient en nombre notoirement insuffisant. Mais cela signifie aussi que lorsque les renforts seront arrivés, que l’ordre public sera restauré, le blocage ne se justifiera plus.
Une mesure de police est adaptée lorsqu’elle est bien en lien avec le trouble à l’ordre public : or en l’occurrence, il semble, comme dans bien d’autres cas, que TikTok exacerbe les tensions et que le blocage est une mesure en lien avec le but de restaurer l’ordre. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas avoir bloqué tous les réseaux posant problème ?
Quant à la proportionnalité de la mesure prise contre le réseau TikTok, l’État devra se défendre devant le juge administratif et le convaincre qu’il n’existait pas de moyens moins attentatoires à la liberté d’expression que le blocage complet, par exemple en limiter la censure à quelques comptes problématiques.
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