La Suède est-elle vraiment devenue le pays le plus dangereux d’Europe ?
Auteur : Nicolas Kirilowits, journaliste
Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Nicolas Turcev, journaliste
Source : Publication Facebook, le 19 février 2025
Si la Suède souffre d’une augmentation de certains crimes, notamment dans le cadre de règlements de comptes, d’autres infractions diminuent. Il semble donc impossible d’affirmer que la démocratie scandinave est l’un des pays les plus dangereux d’Europe.
La Suède se serait-elle métamorphosée en nid à criminels ? Alors qu’une tuerie de masse dans un centre d’enseignement pour adultes a fait dix morts, le 4 février dernier à Orebro, à l’ouest de Stockholm, cette idée refait surface sur les réseaux sociaux.
Autrefois vanté comme un modèle de démocratie moderne et avant-gardiste, le pays serait devenu en quelques années « le pays le plus dangereux » du Vieux Continent, d’après certaines publications sur Facebook.
Pour appuyer ce propos, des chiffres sont avancés concernant des « attentats à la bombe ». Ils se multiplieraient, semble-t-il. 300 depuis 2023, puis 32 « en seulement un mois », indique un internaute. Le Royaume de Suède serait-il devenu celui de la terreur ? Vérifions.
Un vague d’explosions liée aux gangs
Depuis plus d’un an, la Suède fait effectivement face à une vague de violences inédites dans un contexte de règlements de comptes entre gangs. Une situation qualifiée « d’incontrôlable » dès janvier 2023 par le Premier ministre suédois Ulf Kristersson. Ces événements surviennent une dizaine d’années après une salve d’attaques à l’engin explosif, dont des grenades à main, comme le racontait, en 2016, Sveriges Radio, la radio publique suédoise.
La chaîne publique suédoise Sveriges Television (SVT) a publié un décompte mensuel des explosions survenues dans tout le pays de janvier 2024 à février 2025, basé à la fois sur les chiffres de la police et les recensements des journalistes de la chaîne. Il y est bien indiqué qu’au mois de janvier dernier, 32 déflagrations ont été enregistrées. Mais rien n’indique qu’il s’agit d’« attentats à la bombe » dans chacun de ces cas.
« Les statistiques incluent les destructions avérées présentant un danger public », qualifiées de détonations, explique la SVT. Et le spectre est large : « Une détonation peut être une explosion majeure [comme une bombe, nldr], mais aussi, par exemple, un pétard qui a explosé. » Ce qui, quoique possiblement dangereux, diffère d’un attentat à la bombe.
Cette analyse se confirme en examinant au cas par cas les détonations, répertoriées individuellement par la SVT. La majorité d’entre elles ne correspondent pas à des attaques de grande envergure sur des populations civiles, mais plutôt à des règlements de comptes ciblés. Si cela n’enlève rien à la dangerosité des actes et aux risques pour les habitants, la nuance mérite d’être précisée. « En 2024, aucun attentat terroriste n’a été perpétré en Suède », rappelle par ailleurs le service de la sûreté de l’État suédois sur son site internet.
Quid des prétendus 300 attentats à la bombe depuis 2023 ? Là aussi, l’affirmation souffre de l’amalgame entre explosion et attentat à la bombe. D’après les données de la police suédoise, il y aurait eu 129 détonations présentant un danger en public en 2024, contre 149 l’année précédente. Soit près de 300 événements recensés, mais dont une large majorité ne correspond pas à des attentats à la bombe. Contactée, la police suédoise n’a pas répondu à nos questions.
Une tendance à la hausse
Sur le fond, le nombre d’explosions suit une tendance à la hausse depuis une quinzaine d’années. Dans un article publié en 2019 dans le European Journal of Criminology, des chercheurs ont analysé les « détonations de grenades à main et des fusillades dans les zones urbaines de Suède » entre 2011 et 2016. « Au total, 77 incidents liés à l’explosion de grenades à main ont eu lieu en Suède au cours de la période d’observation de six ans, [à la suite] desquels neuf personnes ont été blessées et une tuée. »
Puis, en 2018, première année de la publication de statistiques officielles liées aux explosions, la police recensait 90 actes en douze mois. En additionnant ses propres recherches aux statistiques de la police, la SVT a compté 150 incidents en 2024, soit un de plus que l’année précédente, durant laquelle la télévision publique n’avait pas tenu son propre décompte.
Cette augmentation de la fréquence des détonations suit la croissance des actes criminels recensés en Suède. Selon Eurostat, pour quatre des cinq crimes et délits référencés à l’échelle du continent, la Suède est en tête du classement depuis plusieurs années, avec une hausse tendancielle, entre 2013 et 2022, du nombre de violences sexuelles, de viols et d’agressions sexuelles, mais avec une baisse des vols.
Mais là encore, il faut rester prudent. Comme Les Surligneurs l’ont déjà raconté (ici, ici ou ici), les statistiques sur la délinquance sont à prendre avec des pincettes. Des chiffres hauts ne sont pas forcément synonymes d’une plus grande insécurité.
Nécessaire prudence
Prenons un exemple par l’absurde. Si, demain, la France supprimait les forces de sécurité et les autorités judiciaires qui permettent de comptabiliser les actes délictueux, alors les statistiques seraient de… zéro ! Cela ne voudrait pourtant pas dire que la délinquance n’existe plus. L’inverse est donc possible : si un pays dispose d’une police et d’une institution judiciaire fortes, alors les chiffres peuvent augmenter, car la population est mieux accompagnée dans les démarches judiciaires.
Les limites de l’interprétation de ces données ne s’arrêtent pas là, comme l’explique le Conseil national suédois pour la prévention de la criminalité (Brå) : « D’autres facteurs ont grandement influencé les statistiques de criminalité au fil des ans, notamment les changements dans les routines et les méthodes de travail de la police et des procureurs, ainsi que les changements législatifs qui modifient la définition d’une certaine catégorie de crimes d’une année à l’autre ».
Selon le Brå, il est d’ailleurs très difficile de faire des comparaisons internationales, tant les méthodes de calculs sont différentes selon les pays : « Lorsque l’on compare les statistiques suédoises sur les crimes signalés avec les évolutions dans d’autres pays, on constate que la Suède est en tête. Mais il faut d’abord clarifier si les chiffres sont comparables. [Or] les statistiques sur la criminalité sont présentées de manières complètement différentes. »
Ainsi, selon leur dernière étude statistique au sujet de la criminalité, l’organisme note « une tendance à la baisse dans la proportion de personnes déclarant avoir été victimes de crimes sexuels, de menaces et de vols de vélos. L’exposition aux crimes sexuels a nettement diminué dans l’enquête de cette année (3,8 % en 2023 contre 4,7 % en 2022), et après une forte augmentation au cours de la période 2012-2017, la tendance est plutôt à la baisse. »
Des crimes par arme à feu très élevés
Le constat est plus inquiétant pour les homicides par arme à feu, d’après les données du Brå. Dans une récente publication, le conseil relève que « le taux en Suède est très élevé par rapport aux autres pays européens, avec environ quatre décès par million d’habitants et par an. La moyenne européenne est d’environ 1,6 décès par million d’habitants. Aucun des autres pays inclus dans l’étude n’a connu d’augmentation comparable à celle observée en Suède. »
« Il est vrai que la Suède est l’un des pays les plus dangereux d’Europe en ce qui concerne la violence par arme à feu. Mais en ce qui concerne la violence en général ou les homicides, la Suède ne figure pas parmi les pays les plus dangereux », assure Manne Gerell, enseignant à l’université de Malmö, spécialiste en criminologie, aux Surligneurs.
De manière générale, « il y a bien une augmentation d’une certaine forme de criminalité, qui pour autant ne touche pas nécessairement toute la société », confirme Marius Perrin, doctorant à Sciences-Po, diplômé en affaires publiques qui mène ses recherches en Suède.
Qu’en pensent les Suédois ?
Au-delà des données brutes qui peuvent être sujettes à des interprétations diverses, qu’en est-il du sentiment des Suédois ? Pensent-ils vivre dans un pays dangereux ?
Selon la dernière enquête européenne Eurobaromètre publiée sur le sujet, en 2017, 88% des Suédois se disaient totalement ou plutôt d’accord avec l’idée que leur pays était un endroit sûr pour vivre (troisième sur 28, à l’époque où le Royaume-Uni était encore membre de l’UE). Contre une moyenne de 77% en Europe et une proportion de 71% en France, située à la vingt-sixième place du classement.
D’après Eurostat, 9,4% de Suédois déclaraient en 2023 avoir perçu un crime, de la violence ou du vandalisme dans leur quartier, contre 10,1% dix ans auparavant. Cela correspond peu ou prou à la moyenne européenne (10% en 2023) mais c’est bien moins que la France (14,7% en 2023).