La gauche pourra-t-elle appliquer “tout son programme” dès cet été comme l’affirme Jean-Luc Mélenchon ?
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, étudiante à l’École publique de journalisme de Tours
Source : Jean-Luc Mélenchon, le 7 juillet 2024
Arrivé en tête aux élections législatives, le Nouveau Front populaire assure vouloir mettre en œuvre son programme très rapidement. Et ce, quitte à passer outre l’Assemblée nationale qui risque d’être paralysée par la nouvelle organisation à trois blocs. Cependant, toutes les mesures prévues ne se prêtent pas à être prises par décret.
“Le Nouveau Front populaire appliquera son programme, rien que son programme, mais tout son programme.” Jean-Luc Mélenchon s’est voulu très clair, ce dimanche 7 juillet, lors de son discours pour l’annonce des résultats des élections législatives. Fort de cette journée électorale qui place le NFP comme le bloc majoritaire à l’Assemblée nationale, la coalition des gauches ambitionne d’appliquer son programme “dès cet été”, précise la figure de La France insoumise.
Avec 182 sièges de députés dans la nouvelle législature, le Nouveau Front populaire se place en tête, mais reste bien loin de la majorité absolue (289 sièges). Malgré l’optimisme débordant de Jean-Luc Mélenchon quelques minutes après les premiers résultats, il est à parier que le reste de l’Assemblée nationale (168 députés du camp présidentiel, 143 députés Rassemblement national, 46 Républicains et 38 d’autres obédiences) ne laisse pas les manettes totalement libres à la coalition de gauche. Que peut réellement la gauche sans majorité absolue ?
Pour Jean-Luc Mélenchon, il serait à peu près possible de tout faire, a-t-il déclaré dimanche 7 juillet au soir. “Dès cet été, les mesures prévues par ce programme peuvent être prises par décret, sans vote : abrogation de la retraite à 64 ans, blocage des prix, augmentation du Smic, convocation des conférences salariales par branche professionnelle, plan de gestion de l’eau, moratoire sur les grands travaux inutiles.” Si, sur le principe, l’idée que le gouvernement puisse fonctionner par décret est bonne, l’application pour les cas précis listés par l’Insoumis n’est pas évidente.
Quasi impossible pour la réforme des retraites
“L’abrogation de la réforme des retraites n’est pas possible par décret, tranche Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS en droit social, à Nantes Université. Seule une loi peut défaire une loi. Sans avoir de majorité au Parlement, le NFP ne peut jouer que sur les décrets d’application.” Solution : il faudrait donc modifier le décret d’application de la loi qui précise les échéances. Et ainsi gagner du temps en attendant une possible majorité ultérieure qui serait, elle, en mesure de modifier la loi.
Or, il faut tout de même que les décrets soient conformes à la loi. Dans le cas de la réforme des retraites, le texte de loi est déjà extrêmement précis, estime Pascal Caillaud. “La marge de manœuvre est ténue, car l’âge et le calendrier sont déjà assez bien fixés par la loi, notamment par l’article 10, détaille le chercheur en droit social. Si le décret porte atteinte à l’objectif de la loi, le Conseil d’État pourra le retoquer.”
Bloquer les prix : pas les bonnes conditions
Autre point un peu délicat du plan d’attaque du NFP : instaurer un blocage des prix sur les produits de première nécessité… par décret là aussi. Dans le Code de commerce, l’article L410-2 prévoit effectivement que l’on puisse prendre un décret pour un blocage de prix, mais c’est là encore sous certaines conditions.
“Le décret n’est possible que dans deux hypothèses : une situation de monopole ou une difficulté d’approvisionnement et une situation de crise (hausse et baisse excessive des prix), développe Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay. Mais l’inflation n’est pas considérée comme une situation de crise.” Pour Jean-Paul Markus, ce décret ne tiendrait pas devant un juge administratif, et la seule solution pour réaliser un blocage des prix serait de passer par une modification de la loi.
SMIC, bassines et autoroute A69 : des décrets possibles
Pour l’augmentation du SMIC en revanche, il n’y a aucun problème. Cette mesure est toujours réalisée par décret. Mais si le SMIC augmente, cela ne veut pas automatiquement dire que le reste des salaires augmenterait. L’indexation des salaires sur le SMIC est interdite depuis 1970.
Pour cela, il faut des accords entre partenaires sociaux, que le Nouveau Front populaire entend faciliter en réunissant des conférences salariales par branche professionnelle. “C’est tout à fait dans les compétences du gouvernement de mobiliser les partenaires sociaux, mais il n’est pas du tout assuré que le patronat accepte de signer ces accords avec les syndicats”, note Pascal Caillaud du CNRS.
Pour les plans de gestion de l’eau et le moratoire sur les grands travaux inutiles, le NFP ne rencontrerait pas de difficulté majeure, estime Jean-Paul Markus, professeur en droit public, qui pointe du doigt l’aspect économique. “Pour les projets déjà commencés, comme l’A69, le décret déclarant d’utilité publique a déjà été pris, et donc, s’il y a abrogation, il y aura sûrement des dommages et intérêts.”
Un gouvernement destiné à être renversé ad vitam eternam ?
Dans la théorie, certaines mesures du programme du NFP pourraient bel et bien être prises par décret, comme l’ont annoncé les membres de la coalition. Dans les faits, cela risque d’être bien plus compliqué. Pour le professeur de droit public à l’Université de Poitiers, Bertrand-Léo Combrade, c’est même quasiment impossible, car le risque de censure rôde. “Si un Premier ministre du NFP est nommé par Emmanuel Macron, il va effectivement pouvoir gouverner en prenant des décrets, mais il sera très certainement renversé par les députés macronistes et RN.”
Si la dissolution de l’Assemblée nationale n’est possible qu’une fois par an, la motion de censure contre le gouvernement, elle, est, potentiellement, réitérable de nombreuses fois (un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d’une même session ordinaire). Si cette voie réglementaire n’est pas tenable, que reste-t-il ? Faire voter une loi à l’Assemblée ? Les députés du NFP n’ont pas la majorité et risquent d’être bloqués. C’est le serpent qui se mord la queue.
Interviewé par France 2, dimanche soir, Manuel Bompard, le coordinateur de la France insoumise, n’a pas hésité à rappeler que “depuis deux ans, le camp macroniste met en place son programme alors qu’il ne dispose pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale.” Une porte ouverte à de potentiels 49.3 ?
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