« La danse, la forêt et la solitude » : a-t-on le droit d’imiter la voix de Christine Boutin pour faire chanter Josiane Pichet ?

Montage avec trois captures d'écran Instagram et Facebook
Création : 16 décembre 2024

Autrice : Agathe Lamy, Master 2 de droit des communications électroniques, Aix-Marseille université

Relecteurs : Philippe Mouron, professeur de droit privé, directeur du Master Droit des communications électroniques, Aix-Marseille université

Clara Robert-Motta, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Jeanne Boyer, étudiante en journalisme à l’école W

Depuis quelques mois, un deepfake d’une « professeure de danse de forêt » utilisant la voix de Christine Boutin est devenu viral. L’occasion pour Les Surligneurs de revenir sur le cadre juridique dans lequel évoluent ces contenus utilisant et modifiant la voix d’une personne réelle.

« Je m’appelle Josiane Pichet, professeure de danse de forêt. J’ai mélangé mes trois passions dans un seul art : la danse, la forêt et la solitude. » Impossible d’être passé à côté si vous avez navigué sur les réseaux sociaux ces derniers mois. Depuis mai, la vidéo d’une personne dansant dans la forêt est devenue virale et a été reprise et remixée des milliers de fois. Pourtant, la superstar qu’est maintenant Josiane Pichet… n’existe pas.

Comme l’ont débusqué des internautes, à l’instar de @hannahwolfphoto, Josiane Pichet est un mélange entre les images d’une vraie personne habitant en République tchèque et un son réalisé avec une intelligence artificielle, comme l’a confirmé Julien Kehl, le père de ce « banger ». Pour réaliser ce « deepfake » sonore, le créateur a fait imiter la voix de l’ex-députée Christine Boutin pour faire chanter Josiane Pichet. Mais en avait-il le droit ?

Le deepfake sonore, quésaco ?

Tout d’abord, il est important de comprendre de quoi on parle. Le deepfake sonore permet de reproduire la voix d’une personne grâce à une intelligence artificielle (IA) générative, et de diffuser des propos à travers une voix de synthèse imitant la voix réelle. Cette technologie peut faire tenir à une personne des propos qu’elle n’a jamais déclarés, sans qu’il soit possible de distinguer le vrai du faux.

Cette confusion entraîne un certain nombre de risques pour les personnes imitées, les propos générés pouvant être trompeurs, diffamatoires, insultants… En septembre 2023, Emmanuel Macron avait lui-même fait les frais d’un deepfake annonçant sa démission qui avait été partagé des milliers de fois.

La génération vocale par IA permet aussi la reproduction de voix d’artistes décédés, favorise le développement des assistants vocaux, et facilite les doublages d’œuvres cinématographiques.

La protection de l’imitation de la voix

La voix est juridiquement considérée comme un élément de la personnalité, comme cela avait été précisé dans le cadre de l’affaire « Maria Callas ». Les proches de la cantatrice avaient intenté une action en justice pour interdire une diffusion à la radio des enregistrements de « travail » de Maria Callas réalisés à la fin de sa vie et dont elle n’était pas satisfaite.

Le tribunal de grande instance (TGI) de Paris avait alors précisé, le 19 mai 1982, que la voix était un « attribut de la personnalité, une sorte d’image sonore » permettant d’identifier la personne. Grâce à cette qualification, toute personne bénéficie en théorie de la protection de plusieurs textes juridiques en matière civile et pénale.

Sur le plan civil, l’article 9 du Code civil protège le droit au respect de la vie privée, dont dérive le droit à l’image et à la voix de toute personne, qu’elle soit connue ou non. Il permet de demander le retrait d’un audio d’une personne, mais également le retrait d’un audio imitant une personne lorsque l’imitation la rend identifiable.

Par exemple, le 3 décembre 1975, le TGI de Paris avait jugé que l’imitation des « particularités verbales » du comédien Claude Piéplu portait atteinte à son droit sur la voix, entraînant le retrait de la publicité dans laquelle il était imité.

S’agissant de la voix de Christine Boutin, il n’y a cependant pas eu imitation, mais bien génération d’une séquence sonore nouvelle. Le droit sur la voix peut-il s’étendre jusque-là ?

Dernièrement, le législateur français a envisagé cette hypothèse et a renforcé la protection des personnes sur Internet, sans que celle-ci soit toutefois absolue. Diffuser un deepfake peut, sous certaines conditions, être pénalement répréhensible. Depuis le 23 mai 2024, l’article 226-8 du Code pénal prévoit une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende pour les atteintes à la représentation de la personne engendrées par l’IA, là où, auparavant, il ne concernait que les montages visuels ou sonores.

Désormais, cet article condamne la diffusion d’un deepfake sonore sans autorisation, lorsqu’il n’est pas explicitement mentionné qu’il s’agit d’une création artificielle ou que cela ne paraît pas spontanément évident. La modification prend également en compte la viralité possible de la publication sur les réseaux sociaux, ajoutant une circonstance aggravante pour ce type de diffusion en ligne. En clair, il ne faut pas tromper l’internaute sur la marchandise.

Des exceptions pour les créations artistiques

Néanmoins, comme on le voit, l’imitation ou la génération de la voix sans consentement n’est pas toujours illégale. La jurisprudence admet un équilibre entre la protection de la personne et la liberté d’expression, tel qu’énoncé à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment dans le cadre de créations artistiques.

Si l’article 9 du Code civil protège à la fois les personnalités publiques et anonymes, la portée du droit varie en fonction de leur notoriété. En effet, l’imitation de la voix d’une personnalité publique peut être légale si elle s’inscrit dans un cadre satirique ou parodique, tant qu’elle respecte la dignité et la réputation de la personne. Ces exceptions doivent cependant avoir une dimension critique ou humoristique évidente. Si l’utilisation de la voix est jugée dégradante ou diffamatoire, elle peut être interdite.

Ainsi, dans le cas de Christine Boutin, une parodie ou satire pourrait être jugée légitime à condition de respecter sa dignité et d’indiquer clairement qu’il s’agit d’une imitation. Le compte père de Josiane Pichet indique par exemple clairement sur sa page Instagram que les vidéos sont parodiques et qu’il s’agit de « voix de synthèse générée par IA ».

Toutefois, l’absence de consentement et le potentiel de dénaturation de son image posent un risque juridique que les tribunaux évalueraient en fonction de la balance entre liberté d’expression artistique et respect des droits de la personnalité.

En résumé, l’utilisation de la voix d’une personne à des fins de création artistique n’est pas automatiquement illégale, mais elle doit être évaluée au cas par cas. Il est donc recommandé d’obtenir l’autorisation de la personne concernée, surtout si l’utilisation est commerciale ou si la voix est clairement identifiable. Dans certains cas, comme pour la parodie ou la satire, l’utilisation peut être justifiée sans autorisation explicite, mais cela dépend des circonstances et de l’appréciation des juges. Autrement dit, tant que personne ne se plaint : longue vie à Josiane Pichet !

 

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