La Cour européenne des droits de l’homme bien décidée à faire libérer Osman Kavala face à une Turquie qui la défie
Dernière modification : 19 mai 2022
Autrice : Sevine Gumustekin, master de droit européen et relations économiques internationales, Université Paris-Est-Créteil
Relectrice : Tania Racho, docteure en droit européen, chercheuse associée à l’IEDP, Université Paris-Saclay
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Héreng Loïc, Emma Cacciamani et Yeni Daimallah
Face à la Turquie qui pratique la détention et le procès politique à grande échelle, la Cour européenne des droits de l’homme, avec l’appui du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, a décidé de sévir et de déclencher une procédure de sanction. Il est important d’expliquer cette procédure, même s’il n’est pas certain qu’elle sera dissuasive.
Lundi 25 avril 2022, l’homme d’affaires turc Osman Kavala a été condamné à la prison à perpétuité sans remise de peine à Istanbul, après plus de 4 ans et demi de détention. Il est détenu et accusé depuis novembre 2017 par la justice turque au motif qu’il aurait voulu renverser le gouvernement de l’actuel président turc Recep Tayyip Erdoğan, en finançant des manifestations anti-gouvernementales dites “mouvement du parc Gezi” en 2013.
Le verdict n’a pas manqué de faire réagir, déjà en Turquie où le corps judiciaire, par le biais de l’association des juristes contemporains turcs, et l’opposition politique turque, ont dénoncé l’influence du gouvernement dans le procès ainsi que la violation de l’indépendance du corps judiciaire, mettant à mal une démocratie déjà fragile. Cela a également entraîné des réactions diplomatiques virulentes, comme les États-Unis appelant à sa remise en liberté immédiate et à cesser les poursuites politiques. L’Union européenne, quant à elle, estime que le respect des droits fondamentaux est plus important que jamais.
Mais la réaction la plus intéressante a été celle d’Annalena Baerbock, la ministre des affaires étrangères allemande, qui a estimé que cette condamnation témoigne d’une sévérité disproportionnée, ignorant la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). En effet, la CEDH, dans une décision de 2019, a qualifié la détention de Kavala d’“abusive”, puis ordonné de le libérer “immédiatement”. Or, la Convention européenne des droits de l’homme impose aux États le respect des décisions de la Cour et prévoit une procédure pour les y obliger. C’est ainsi que le Comité des ministres du Conseil de l’Europe à lancé une procédure en manquement contre la Turquie.
Les décisions (ou “arrêts”) de la CEDH doivent être exécutés
Lorsque la CEDH prend une décision condamnant un État, ce dernier se doit d’en respecter les termes afin de garantir l’application effective et concrète des droits fondamentaux reconnus par la Convention. Ce principe a été posé par la CEDH en 1979.
En cas d’inexécution, le Comité des ministres peut enclencher la procédure de l’article 46 de la convention. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe demande alors des explications à l’État condamné, et au besoin lui enjoint de s’exécuter. Si l’État persiste, le Comité des ministres lance une “procédure en manquement”, qui consiste d’abord en une mise en demeure de l’État concerné. Puis le Comité des ministres doit voter à la majorité des 2/3 des représentants la saisine de la Cour elle-même, laquelle doit ensuite statuer dans une formation solennelle (dite la “Grande Chambre”). Cette Grande Chambre constate, le cas échéant, la non-exécution de la décision de la CEDH, et renvoie alors au comité des ministres pour qu’il se penche sur les mesures à adopter.
Inédit depuis les débuts du Conseil de l’Europe : la Cour donne suite à une procédure en manquement
Avec l’affaire Osman Kavala, et pour la seconde fois, la CEDH donne une suite à la procédure enclenchée par le Comité des ministres en constatant la non-exécution de ses obligations par la Turquie (la fois précédente, c’était contre l’Azerbaïdjan).
Depuis sa décision initiale de décembre 2019, par laquelle la CEDH a jugé que la détention de Kavala ne reposait sur aucun élément tangible et que la Turquie devait le libérer immédiatement, on assiste à une véritable confrontation entre la Cour elle-même et un État membre du Conseil de l’Europe (la Turquie). Faisant mine d’obéir à la Cour, la Turquie a libéré Osman Kavala le 18 février 2020, avant de l’arrêter le jour même pour “tentative de renverser l’ordre constitutionnel”, et l’a placé en détention provisoire le 8 mars 2020 pour “espionnage militaire et politique”. Le Comité des ministres a alors constaté l’inexécution avant de relancer plusieurs fois la Turquie en la rappelant à ses obligations, à travers des communiqués de presse.
Après une mise en demeure adressée à la Turquie le 2 décembre 2021, le Comité des ministres a saisi la CEDH pour qu’elle constate le manquement, faisant planer le spectre de lourdes sanctions, dont l’exclusion du Conseil de l’Europe.
Une exclusion des turcs du Conseil de l’Europe ?
Ce n’est pas la première fois que la Turquie est appelée par la CEDH à libérer ses détenus en faisant valoir le principe du droit à la liberté et à la sûreté. Le Comité des ministres peut envisager d’exercer une pression diplomatique, de suspendre le droit de vote et de veto de la Turquie au Conseil de l’Europe, voire une exclusion pure et simple du Conseil de l’Europe. Pour ce qui est de la pression diplomatique, elle a été posée en 2006 et pour l’exclusion cela a été posé à l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe.
Si on envisage une exclusion du Conseil de l’Europe, c’est parce que la CEDH est la Cour garantissant le respect de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme. Or, la Convention est une Convention qui a été adoptée par le Conseil de l’Europe (organisation intergouvernementale réunissant 46 États européens dont 27 membres de l’Union européenne) pour remplir les objectifs de la création du Conseil qui entre autres sont la défense des droits de l’homme et le développement de la stabilité démocratique en Europe. En ne se pliant pas au respect des jugements de la CEDH, on ne respecte pas les règles de la convention précitée et donc on n’atteint pas les objectifs d’une organisation dont on est membre. D’où le fait que la procédure en manquement ait été lancée contre la Turquie, pour faire comprendre qu’en tant que membre elle se doit de respecter une organisation à laquelle elle a adhéré en 1988.
Toutefois, une réticence de certains membres du Conseil de l’Europe est observée, par crainte que cela n’accentue la détérioration des droits de l’homme dans ce pays. De plus, toute sanction doit être votée avec une majorité des deux tiers des États membres. Or, certains des 46 États membres du Conseil de l’Europe sont en opposition ouverte avec la CEDH comme la Pologne ou la Hongrie, et émettent souvent leur veto pour faire face à l’autorité de la Cour.
Une arme de dissuasion peu efficace
Outre la difficulté à voter une sanction, il semble que même si elle était votée, la sanction serait peu dissuasive. Une sanction pécuniaire, si elle existait, ne serait pas beaucoup plus dissuasive si l’État concerné décidait de ne pas payer.
Le conflit ukrainien l’a bien montré, avec une Russie, que l’exclusion du Conseil de l’Europe n’a en rien incitée à cesser son agression. D’ailleurs, la Turquie n’a pas hésité à affirmer envers et contre tout, le 27 avril 2022, que le verdict sera exécuté et que la CEDH devrait s’y conformer.
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