Jusqu’où une “application de consommation responsable” peut-elle critiquer les produits ? À propos de l’affaire Yuka en justice
Dernière modification : 24 juin 2022
Auteur : Alex Yousfi, juriste spécialisé en droit privé
D’après une étude, 80% des Français sont inquiets pour leur sécurité alimentaire et 56% considèrent avec méfiance la grande distribution. Cette défiance est liée, en grande partie, aux différents scandales alimentaires et sanitaires des trente dernières années.
Malgré des avancées sur la traçabilité des chaînes d’approvisionnement et la transparence dans la composition des produits, le consommateur reste souvent démuni. Un règlement européen impose bien des mentions obligatoires (liste des ingrédients, quantité de certaines catégories d’ingrédients, déclaration nutritionnelle…), mais quel consommateur comprend les effets, à long terme, de l’absorption de telle ou telle substance et de leur “effet cocktail” ? Face à un langage biochimique sur la composition des aliments, qui dépossède le consommateur de toute chance de compréhension, l’achat revient souvent à un jeu de hasard.
L’apparition des applications de décryptage
Les applications de consommation responsable se proposent justement de décrypter ce langage, de façon intuitive : en scannant le code-barres, l’application décerne une note au produit et propose, le cas échéant, des alternatives moins nocives, en fonction d’un barème : équilibre nutritionnel, présence d’additifs, impact environnemental, origine biologique, etc. Une bibliographie scientifique sert alors de caution à l’application et au barème qu’elle a élaboré.
Sans surprise, ces applications dérangent certaines entreprises agroalimentaires, en détournant la clientèle de leurs produits et en portant atteinte à leur réputation. La perte de parts de marché les conduit parfois à saisir les tribunaux pour demander réparation. L’actualité récente s’est, d’ailleurs, fait l’écho des condamnations de Yuka face aux professionnels du monde de la charcuterie.
De telles condamnations questionnent le consommateur : jusqu’où une telle application peut-elle critiquer les produits ?
La critique entre concurrents est limitée par la police de la concurrence
Le droit distingue selon qu’il y ait ou non rapport de concurrence économique. La liberté d’expression est plus ou moins grande en fonction de ce paramètre. Ainsi, lorsqu’une entreprise s’exprime sur les produits de ses concurrents, sa liberté d’expression est limitée par l’interdiction de ce qu’on appelle une “concurrence déloyale”.
Le professeur de droit Philippe le Tourneau explique l’interdiction faite aux entreprises de dénigrer les produits d’un concurrent. “Chaque entreprise doit s’abstenir de certains actes et de certaines pratiques, peut-être profitables, parce qu’ils sont contraires à la loyauté dans la concurrence, et bafouent la confiance devant gouverner les rapports d’affaires”. C’est donc le rôle de l’État (Direction Générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) et des tribunaux de faire la “police du marché”.
Par exemple, une entreprise ne peut pas qualifier un produit concurrent de “production dépassée” sans être condamnée à dédommager, comme l’a dit la cour d’appel de Versailles le 10 mars 1995. De même, la cour d’appel de Paris relève le 4 novembre 1976, qu’une entreprise ne peut pas dire d’un produit concurrent qu’il est “invendable, inutilisable, sans valeur et de très mauvaise qualité”. Si elle le fait, elle peut être condamnée pour concurrence déloyale, parce qu’elle aura manqué à la moralité des affaires.
La critique par les associations de consommateurs et les applications est libre…
À l’inverse, lorsque ce sont des associations de consommateurs ou des entreprises non concurrentes (comme Yuka) qui s’expriment sur les produits alimentaires, leur liberté d’expression est bien plus étendue puisqu’elles ne peuvent être suspectées de concurrence déloyale. Il en va du droit à l’information critique, et indirectement de la protection de la santé comme de l’environnement.
La consommation de certains produits peut avoir des conséquences pour la santé publique ou l’environnement. Informer le consommateur sur ces conséquences, au besoin en critiquant le produit, relève, par principe, de la liberté d’expression pour ceux qui ne sont pas dans un rapport de concurrence économique avec le produit mis en cause.
… à condition de ne pas abuser
Ce droit d’informer de manière critique s’arrête là où commence l’abus. Seulement, depuis une décision de 2018, le risque d’abus est justement plus élevé. La Cour de cassation a décidé que le “dénigrement” peut être retenu même “en l’absence de situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées”. Il peut donc aujourd’hui arriver qu’une application de consommation responsable outrepasse son droit d’informer, c’est-à-dire qu’elle commet un abus du droit de critique. Un tel abus est susceptible de modifier le comportement de la clientèle. Dès lors, cette application peut avoir à rendre des comptes, devant la justice, pour “dénigrement” et également pour pratique commerciale déloyale.
Pour éviter une condamnation, l’application doit donc veiller au respect de deux principes :
- Premier principe, la critique, lorsqu’elle se rapporte à un sujet d’intérêt général, doit reposer sur une base factuelle suffisante et des observations objectives au regard des allégations en cause. Autrement dit, la mise en cause doit être fondée scientifiquement. La chercheuse, Lucie Watrin, précise : “avant de valoriser les opinions qui alertent sur la dangerosité d’un produit, à contre-courant des recommandations officielles et des études majoritaires, il apparaît nécessaire de s’assurer qu’elles ne sont pas purement prophétiques et qu’elles ont été élaborées par des scientifiques compétents, conformément aux méthodes reconnues”.
- Second principe, la critique doit être faite avec une certaine mesure, selon la Cour de cassation.
L’exemple de l’affaire Yuka
En 2020, l’entreprise Yuca (Yuka avec un “k” étant le nom de l’application) a publié sur son blog un article intitulé : “Conserves et aluminium : à éviter au maximum”, avec pour crédit scientifique l’article d’un nutritionniste. Le sous-titre indiquait : « Évitez au maximum les aliments en conserve (cannettes de soda, légumes en conserve, etc.)”. Face aux intérêts économiques en cause, la Fédération française des industries des aliments conservés (FIAC) a agi en justice pour dénigrement fautif : 80% des aliments en conserve sont produits dans des boîtes en fer blanc, et les 20% restants des boîtes de conserve en aluminium comportent un revêtement protecteur pour empêcher toute migration chimique par contact direct.
Le tribunal de commerce a donné raison à la FIAC et a ordonné la suppression de l’article, car il “ne reposait pas sur une analyse suffisante des types d’emballages utilisés par l’industrie de la conserve”. Selon le tribunal, l’article manquait d’une base factuelle suffisante, se fondant sur une “source unique, citée à mauvais escient et interprétée de manière extensive”, au prix d’une dénaturation scientifique. Enfin, l’article manquait selon le juge “de mesure par une généralisation abusive relative à tous les emballages dans lesquels les aliments sont conservés”.
Récemment, Yuca s’est de nouveau fait condamner pour dénigrement, parce qu’elle invitait à signer une pétition demandant le retrait de nitrites et de nitrates de la charcuterie. Selon le tribunal, Yuca a manqué d’une “base factuelle suffisante” et d’une critique faite avec la “mesure requise”, en ne citant pas, pour “asseoir son information”, l’importante littérature contradictoire et rassurante pour la santé du consommateur, qui “rééquilibre la réalité scientifique”. S’il est vrai que “la connaissance scientifique est en perpétuelle évolution”, le droit à l’information critique doit se faire avec “toutes les connaissances scientifiques au moment de leur formulation” , selon le tribunal de commerce d’Aix-en-Provenance en date du 13 septembre 2021. Ce jugement n’est pas définitif, Yuca ayant fait appel.
La préservation légitime de la réputation des industriels
En résumé, la liberté d’expression n’est pas absolue. “Certes, les grandes entreprises s’exposent inévitablement et sciemment à un examen attentif de leurs actes […], les limites de la critique admissible sont [donc] plus larges en ce qui les concerne”. Cependant, il existe, “en plus de l’intérêt général que revêt un débat libre” sur les pratiques commerciales, agricoles, cosmétiques ou pharmaceutiques, “un intérêt concurrent à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises”. Pour le dire autrement, à côté du droit légitime à l’information du consommateur, il existe un autre droit légitime des entreprises à protéger la réputation de leurs produits lorsqu’ils respectent la réglementation en vigueur sur la sécurité alimentaire et sanitaire. En conséquence, alerter les consommateurs et les pouvoirs publics sur la prétendue toxicité d’un produit est parfaitement possible. Cela étant, “pour que la liberté d’information prévale sur l’interdiction du dénigrement, encore faut-il que l’information repose sur une base factuelle suffisante et soit exprimée avec une certaine mesure”.
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