Jordan Bardella : “Les aides sociales doivent être réservées aux familles françaises, croyez-moi on va faire beaucoup d’économies”
Auteur : Jean-Philippe Siebert, master métiers de l’administration, Université de Haute-Alsace
Relecteur : Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS, Laboratoire Droit et Changement social, Nantes Université
Secrétariat de rédaction : Yeni Daimallah et Emma Cacciamani
Source : C à vous, 7 mars 2023
À moins de modifier la Constitution et de sortir du Conseil de l’Europe, supprimer les allocations familiales aux étrangers travaillant en situation régulière serait contraire au principe d’égalité.
Interviewée par Gilles Bouleau durant le journal de 20 heures de TF1 au moment de la campagne présidentielle du printemps dernier, Marine Le Pen entendait réserver “un certain nombre de prestations comme les allocations familiales, exclusivement aux français”. Aujourd’hui, c’est le nouveau président du Rassemblement national, Jordan Bardella, qui remet cette idée à l’affiche.
Rappelons d’abord que, créée en 1945, la branche dite “famille”, qui gère les allocations familiales en application de la politique familiale, est aujourd’hui l’une des six branches de la Sécurité sociale, avec la branche maladie (maladie, maternité, invalidité, décès), la branche accidents du travail et maladies professionnelles, la branche retraite (vieillesse et veuvage), la branche autonomie (dépendance) et la branche cotisations et recouvrement (URSSAF). Trois sources principales viennent financer la branche famille : les cotisations patronales, qui représentent plus de la moitié des ressources, la Contribution sociale généralisée (CSG) notamment payée par les salariés et leurs employeurs (environ un quart des ressources), et divers autres impôts et taxes.
UNE PROPOSITION INCONSTITUTIONNELLE
Pour comprendre pourquoi cette proposition serait contraire à la Constitution, il faut distinguer parmi les différentes allocations celles qui sont dites “contributives”, et celles “non contributives”. Éric Zemmour, auteur d’une proposition similaire, avait permis aux Surligneurs de préciser : les allocations contributives (par exemple les allocations familiales) sont versées en contrepartie d’une cotisation du bénéficiaire. Il n’est donc ni logique ni conforme au principe d’égalité de laisser une personne cotiser sans lui laisser le bénéfice des allocations qui en sont la contrepartie. La proposition de Jordan Bardella reviendrait à obliger des personnes à financer un système dont elles ne bénéficieraient pas.
En revanche, les allocations non contributives relèvent d’un mécanisme de solidarité et pas d’assurance. Elles ne sont pas conditionnées à une cotisation préalable du bénéficiaire. On peut donc imaginer que les étrangers ne soient pas traités de la même manière, mais le Conseil constitutionnel veille à ce que les étrangers ne soient pas écartés au seul motif qu’ils sont étrangers : dès 1990, il se prononçait sur une allocation supplémentaire du fonds national de solidarité pour certaines personnes âgées devenues inaptes au travail et privées du minimum vital. L’allocation en question était soumise par la loi à un délai de résidence sur le territoire français, et surtout réservée aux seuls étrangers européens ou couverts par des conventions internationales de réciprocité. Le Conseil constitutionnel a censuré cette restriction en considérant que cette “exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de l’allocation (…) méconnaît le principe constitutionnel d’égalité”. Tout n’est donc pas permis : il faut une raison objective pour justifier la différence de traitement, qui ne repose pas sur la seule nationalité.
Solidarité nationale ne signifie pas solidarité “réservée aux nationaux”
Selon le Code de la Sécurité Sociale, “la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale, elle assure, pour toute personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille et d’autonomie et garantit les travailleurs contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leurs revenus”. Cette garantie accordée par la loi s’exerce par l’affiliation de chaque personne à un ou plusieurs régimes de protection sociale obligatoire. Cette solidarité n’est donc pas “nationale” au sens de “réservée aux nationaux”, mais une solidarité de la Nation à l’égard de toute personne résidant en France, face aux risques sociaux. Cette protection est doublement protégée par la Constitution : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui consacre le principe d’égalité, et le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui prévoit que “tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence”, sans aucun critère de nationalité.
Une proposition contraire aussi à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a également été saisie, à la fin des années 1990, de ces restrictions de prestations sociales en raison de la nationalité.
Dans une première affaire jugée en 1996, un travailleur de nationalité turque, résidant légalement en Autriche, s’était vu refuser le bénéfice d’une allocation destinée aux chômeurs ayant épuisé leurs droits au motif que cette prestation était réservée aux Autrichiens et aux citoyens des États ayant conclu avec l’Autriche une convention de réciprocité. La CEDH a jugé que ce refus n’est pas compatible avec le principe de non-discrimination garanti par la Convention.
La même solution fut appliquée par la CEDH à la France en 2003 concernant un ressortissant ivoirien qui s’était vu refuser l’Allocation Adulte Handicapé (AAH), malgré la délivrance d’une carte d’invalidité : “la différence de traitement, en ce qui concerne le bénéfice des prestations sociales, entre les ressortissants français ou de pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers ne reposait sur aucune justification objective et raisonnable”, a jugé la CEDH. Entretemps, en 1998, la France avait pris le soin d’abroger toute condition de nationalité, de sa législation en matière de protection sociale.
Enfin, en octobre 2005, la CEDH a condamné l’Allemagne dans deux affaires (Okpisz et Niedzwiecki), car elle créait une distinction, pour l’accès aux allocations familiales, entre les étrangers titulaires d’un permis de séjour permanent et ceux qui en étaient dépourvus. Pour la Cour, cette différence de traitement “n’a pas de justification objective et raisonnable”.
Ajoutons pour finir que la proposition du Rassemblement National aurait pour conséquence que les employeurs qui versent leur part de cotisation pourraient considérer qu’ils paient inutilement dans le cas de travailleurs étrangers, et demander à en être exemptés. Cela rendrait le coût du travail, et donc l’embauche de salariés étrangers, plus attractifs… ce qui, on l’imagine, n’est pas l’objectif poursuivi par les dirigeants du Rassemblement national.
Les Surligneurs n’ont pas reçu de réponse à leur demande de précisions de la part de Jordan Bardella.
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