Jacques de Maillard © Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Jacques de Maillard sur le rapport de la Défenseure des droits sur la police : “Ils ont une relation ambivalente avec la règle de droit”

Création : 4 mars 2024

Propos recueillis par Clotilde Jégousse, journaliste

Relecteur : Vincent Couronne, chercheur associé en droit européen au centre de recherches Versailles Institutions Publiques, enseignant en droit européen à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye

Dans un rapport publié mardi 27 février, la Défenseure des droits met le doigt sur le lien distendu que policiers et gendarmes entretiennent avec le droit et les magistrats. Jacques de Maillard, directeur du centre de recherches qui a conduit l’étude, en analyse les résultats.

 

La confiance des citoyens dans la police est régulièrement mesurée. Celle de la police dans ceux qui les entourent, beaucoup moins. Le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) a voulu pallier ce vide et comprendre la perception des policiers. Il a mené, en partenariat avec le laboratoire Pacte et avec le soutien de la Défenseure des droits, une étude sur l’attitude des forces de police et de gendarmerie vis-à-vis de la population, de la déontologie et des instances de contrôle. Jacques de Maillard, directeur du CESDIP et professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, revient sur les résultats collectés entre juin 2022 et mars 2023. 

LS : Une donnée de votre enquête a marqué les esprits : les policiers et gendarmes considèrent majoritairement que mener à bien leur mission est prioritaire sur le respect de la loi. Pourquoi la loi est-elle vue comme un frein ?

Jacques de Maillard : Il y a une vieille formule du sociologue de la police Carl Klockars à laquelle nous renvoyons dans les notes du rapport : “The dirty Harry problem”. C’est le dilemme d’Harry Callahan, le policier californien du film “L’inspecteur Harry” des années 1970. Une jeune fille a été enlevée, et il est dans une position où soit il respecte le règlement, soit il torture le suspect pour obtenir des aveux et la sauver. C’est ça le dilemme : “Soit je respecte la loi, soit je suis efficace”. On l’observe dans beaucoup de travaux sur la police. La culture professionnelle des policiers et gendarmes est tournée vers l’action, le pragmatisme, et privilégie l’efficacité au respect jugé “bureaucratique” du règlement. Notre recherche confirme des résultats déjà existants. Il n’y a néanmoins pas un détachement total vis-à-vis de la règle de droit. On le voit dans leur rejet de l’utilisation de la force pour obtenir des aveux (dans plus de 9 cas sur 10). Ils n’hésiteraient pas non plus à signaler une faute grave s’ils en prenaient connaissance (85,1% des cas). Sur ces sujets, ils ont une relation ambivalente avec la règle de droit.

LS : Paradoxalement, la moitié estime être insuffisamment formée aux droits des citoyens. 22% n’ont jamais entendu parler de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Y a-t-il un déficit de formation juridique dans la police ?

Jacques de Maillard : Un certain nombre de règles et d’institutions sont en effet mal connues. Le Défenseur des droits (auquel les policiers sont soumis en vertu de l’article 71-1 de la Constitution, NDLR), reste notamment inconnu pour 12,9 % des policiers et gendarmes interrogés. Cela s’explique par une formation initiale très courte en école de police, qui dure 12 mois, et par un manque de formation continue. Le contexte dans lequel les agents travaillent ne cesse d’évoluer, les phénomènes de délinquance et de criminalité se transforment, la loi est régulièrement modifiée. Pour autant, à peine plus des deux tiers des policiers ont bénéficié d’une formation sur l’année 2019, comme cela a été mesuré dans un rapport publié en octobre 2022. Elle n’est obligatoire pour les policiers et gendarmes que dans certains cas, pour l’obtention de la qualification d’officier de police judiciaire (OPJ) par exemple. 

LS : Le supposé laxisme de la justice est considéré comme la première cause de la délinquance par 49 % des policiers et 41,1 % des gendarmes. Qu’est-ce que cela dit de leurs relations avec les magistrats ?

Jacques de Maillard : Ces résultats sont éloquents, surtout concernant des professionnels qui doivent travailler régulièrement avec le corps judiciaire, voire pour certains quotidiennement. Mais l’idée n’est pas nouvelle. On la retrouve également chez les Français – dont 87 % considèrent que la justice est laxiste (NDLR) – et sans doute avec la même ambivalence. Quand on leur demande si la justice est trop permissive, la réponse est “oui”. Mais des chercheurs ont montré que, lorsqu’on leur soumet un cas précis, leur jugement coïncide en fait avec celui du magistrat. Pour les policiers et les gendarmes, c’est la même chose : ceux qui sont concrètement en contact avec la justice, dans le cadre d’enquêtes par exemple, ne la considèrent pas comme la cause de tous leurs problèmes. Ils n’ont pas le stéréotype que l’on imagine, “Nous on arrête, et la justice relâche”. Il y a une certaine distance, oui. Elle pourrait être contenue en donnant aux policiers une vision plus réaliste du travail des magistrats, afin qu’ils soient davantage conscients des contraintes juridiques et matérielles de la justice.

LS : La vision très verticale qu’ont les policiers et gendarmes de leur métier est aussi mise en lumière. Une majorité estime qu’elle n’a pas à justifier de son action auprès des citoyens… 

Jacques de Maillard : Le modèle français s’est construit sur un policier qui est le représentant de l’État, et qui applique la loi. Puisqu’il est dépositaire d’une légitimité liée à l’État, le policier n’a pas besoin d’expliquer sa décision. C’est un mécanisme traditionnellement intériorisé. Mais, avec le temps, les valeurs des individus ont changé et les demandes de justifications vis-à-vis des institutions publiques se sont multipliées. Il y a aujourd’hui un décalage entre la population qui demande “Pourquoi suis-je contrôlée ?”, et la police de répondre : “Parce que j’ai le droit de le faire”’. Selon le code de déontologie, ils doivent justifier des contrôles qu’ils opèrent. Dans l’étude, nous montrons que le problème tient notamment, une nouvelle fois, au manque de formation. Seulement 12 % des gendarmes et 5,5 % des policiers déclarent avoir suivi une formation d’au moins quatre heures abordant les enjeux de désescalade de la violence dans l’année écoulée. Ces formations sont de surcroit insuffisamment relationnelles. Elles comprennent peu de mises en situations et n’apprennent pas à gérer des interactions difficiles. 

LS : Comment améliorer la relation entre le public et les policiers ?

Jacques de Maillard : L’on pourrait imaginer une présence policière moins portée sur la logique de l’interpellation et de la projection (des interventions ponctuelles et rapides, NDLR), mais plutôt sur l’idée d’une présence rassurante et dissuasive sur la voie publique. Cela suppose de redonner au policier un rôle de Gardien de la paix, et non plus uniquement de lutte immédiate contre la délinquance. Un tel changement de paradigme permettrait de sortir du cercle vicieux selon lequel la défiance s’alimente d’elle-même.

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