Israël/Palestine, Ukraine/Russie : ces lointains conflits minés par la désinformation
Autrice : Lili Pillot, journaliste
Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, étudiante à l’École publique de journalisme de Tours
La tension politique française, qui sera cristallisée par le premier tour des élections législatives le 30 juin, peut avoir tendance à occulter les enjeux internationaux. Pourtant, pour chaque terrain de conflits, si lointain soit-il, la désinformation est légion et influe parfois les prises de positions en France.
Doppelgänger, Matriochka ou encore Overload. Ces mots ne vous disent peut-être rien et pourtant, vous y avez sans doute déjà été confrontés sans même le remarquer. Tous réfèrent à de récentes campagnes de propagande orchestrées par le gouvernement russe, entre 2022 et 2024. Objectif : noyer l’opinion publique occidentale, particulièrement via les médias mainstream, dans un océan de désinformation concernant la guerre en Ukraine.
Évidemment, il n’a échappé à personne que la désinformation comme arme a pris une ampleur inédite depuis le réveil du conflit, en février 2022. Une page Wikipédia lui est même consacrée. Mais, à quelques jours des élections législatives en France, dont le premier tour aura lieu le 30 juin, il est important de rappeler les manœuvres russes pour désinformer les citoyens sur ce qu’il se passe à l’ouest de l’Europe. Et si possible, influer sur les résultats des élections.
Le mythe d’une Ukraine nazie
La désinformation sur la guerre en Ukraine commence par le discours tenu par le président de la fédération de Russie lui-même. Vladimir Poutine ne cesse de rabâcher, depuis les manifestations de l’Euromaïdan en 2014 (manifestations proeuropéennes), une seule et même narration : “l’Ukraine ne serait pas un État à proprement parler, mais une entité aux mains d’une junte de néonazis”, explique Adrien Nonjon, chercheur à l’Inalco, spécialiste de l’Ukraine et de l’extrême droite postsoviétique. Le 24 février 2022 encore, Vladimir Poutine annonçait vouloir “démilitariser et dénazifier l’Ukraine”.
« Derrière les nationalistes radicaux, auxquels s’ajoutent quelques néonazis, il y aurait même, selon la Russie, la main de Washington. Cette idée reçue permet à la Russie de justifier son discours quant à l’illégitimité de l’État ukrainien actuel, mais aussi son intervention en Ukraine pour protéger les populations russophones, qu’elle considère comme persécutées. C’est une réécriture de l’histoire qui s’est faite progressivement à partir de 2010-2012 », analyse Adrien Nonjon. Justement, d’où vient cette histoire ?
“Au début de la Seconde Guerre mondiale, les nationalistes ukrainiens ont naïvement pensé qu’une collaboration avec l’Allemagne nazie leur permettrait de mettre fin à la domination brutale de l’URSS et de bâtir un État indépendant ».
Plus tard, « pendant la révolution du Maïdan en février 2014, certains nationalistes sont venus en aide aux manifestants rassemblés sur la place de l’Indépendance, sévèrement réprimés par la police du président pro-russe Viktor Ianoukovitch, développe le chercheur. Bien que ne représentant que 15% des personnes mobilisées durant la révolution et 2 % des forces combattantes volontaires côté ukrainien dans le Donbass, ils ont été rapidement dévoyés par le gouvernement ukrainien, mais très médiatisés.”
Après l’accord de Minsk de septembre 2014, qui met fin pour un temps à la guerre dans le Donbass, certains bastions sont intégrés à l’armée et à la garde républicaine ukrainiennes, à condition de se dépolitiser.
S’il existe un parti d’extrême droite en Ukraine, Svoboda, il reste minoritaire et peine à engranger des voix aux élections (2 % à la présidentielle de 2019). “Bien sûr, il existe une extrême droite ukrainienne comme il en existe partout ailleurs en Europe, à ceci près qu’elle n’est aucunement au pouvoir”, souligne Adrien Nonjon.
Malgré tout, ce discours continue d’infuser dans les sphères prorusses, y compris chez certains politiques français, tel que l’ancien député européen Florian Philippot. Cette position pourrait même devenir concrète à l’Assemblée nationale : l’avocat russophile Pierre Gentillet est candidat RN pour les législatives dans la 3ᵉ circonscription du Cher.
L’OTAN et l’UE : des imposteurs selon la Russie
Si la désinformation russe ne tape pas sur l’Ukraine, elle choisit de viser l’Occident via les institutions qui la représentent, à savoir l’OTAN et l’UE. Régulièrement, les services de fact-checking, y compris celui des Surligneurs, ont débunké de fausses informations sur le sujet.
On se rappelle cette rumeur : Ursula Von der Leyen, présidente de la commission européenne, aurait décidé seule, sans l’accord des États membres de l’UE, de verser 1,5 milliard d’euros pour aider l’Ukraine. Sauf que c’est faux : cette aide a été “adoptée par les États membres réunis en Conseil européen le 1ᵉʳ février dernier, mais surtout par le Parlement européen (536 députés européens ont voté pour, 40 ont voté contre et 39 se sont abstenus)” comme le rappellent Les Surligneurs. Cette fausse information a été relayée par l’ancien gilet-jaune Olivier Rohaut, complotiste et ouvertement pro-russe.
L’autre moyen de créer la discorde côté occident est de prétendre que l’OTAN est déjà présente sur place ou qu’elle serait responsable de la guerre, la Russie ne faisant que se défendre face à une agression.
Attaque de bots
Les techniques de désinformation russe, en plus d’infiltrer l’univers des médias mainstream ou même la rue, imprègnent les réseaux sociaux. C’est ce qu’ont constaté de nombreux vérificateurs d’informations, professionnels ou bénévoles. Par exemple, le compte X Random Osint, qui “traque les fake news” et travaille sur les ingérences étrangères, a été victime de deux attaques de bots le 12 juin. Le même jour, il tweetait : “utilisant les # en tendance des élections législatives, des bots relaient des posts en faveur de la Russie”.
L’attaque se matérialise ainsi : “Plusieurs faux profils se sont abonnés à mon compte, raconte l’utilisateur de X. L’objectif était de gonfler artificiellement mon nombre d’abonnés pour que Twitter pense que j’augmentais volontairement mon nombre d’abonnés avec des faux comptes et, par conséquent, que mon compte soit suspendu.”
Pour tenter de contrer cette désinformation, les médias redoublent de vigilance, conscients des manipulations opérées par le gouvernement russe. L’ONG Reporter Sans Frontières a même lancé le 5 mars 2024 un bouquet satellitaire qui propose des chaînes de TV et de radio indépendantes aux populations russophones.
Si les techniques de désinformation et de propagande russes sont bien huilées, la présence de journalistes indépendants sur le terrain permet de pallier en partie le problème. Ce qui n’est pas le cas du conflit israélo-palestinien, qui s’est réveillé depuis les attaques du Hamas contre des israéliens le 7 octobre 2023.
“Imposer le black-out médiatique”
Sur la bande de Gaza, c’est simple : aucun journaliste étranger n’est présent sur place pour couvrir la guerre. Pourquoi ? “Le seul moyen de faire du journalisme en toute indépendance, c’était d’accéder au territoire par la porte de Rafah, et elle a été complètement fermée le 7 octobre”, explique Jonathan Dagher, responsable desk Moyen-Orient chez Reporters Sans Frontières.
Conséquence : “les seuls journalistes internationaux qui ont pu entrer sur le territoire étaient embarqués avec l’armée israélienne, donc avec peu d’indépendance”. Seule exception, la journaliste de la chaîne américaine CNN Clarissa Ward, qui n’a pu y rester que quelques heures.
Pour les journalistes gazaouis, la situation est tout aussi critique. Depuis le début de la guerre, 91 journalistes sont morts dans cette région du Moyen-Orient, selon l’association Le Comité pour la protection des journalistes. En empêchant les journalistes de pays tiers d’accéder au territoire, et en visant les journalistes locaux, les acteurs de cette guerre opèrent “une stratégie pour imposer le black-out médiatique”, considère le journaliste de RSF.
Un manque de journalistes de terrain comblé par la désinformation
À cause de ce black-out médiatique, “la désinformation va venir remplir ce vide”, résume-t-il.
En effet, trois jours seulement après l’attaque du 7 octobre, une fausse information explose : le Hamas aurait tué quarante bébés dans le kibbutz de Kfar Aza, dont certains auraient été décapités. Mais cette info ne repose alors que sur des témoignages invérifiables sur le moment, relayés par la chaîne TV I24News. Même le bureau de presse du gouvernement israélien a fini par démentir l’information, selon nos confrères du Monde.
Une fake news fait aussi régulièrement surface : l’ONG Médecins sans frontières aurait mis en scène des faux blessés et faux tués palestiniens dans la bande de Gaza. Ces images, issues d’un entraînement de soignants de l’ONG de 2017, avaient déjà été détournées par le camp pro-israélien en 2021 puis en novembre 2023 avait alors révélé l’AFP Factuel.
Face à la prolifération des fake news, et au manque crucial de voix indépendantes sur le terrain, les fact-checkeurs et journalistes d’investigation sont mis à rude épreuve. Les Surligneurs ont été eux-mêmes confrontés à cette difficulté lors d’un article sur une fosse commune près de l’hôpital Nasser dans laquelle des corps d’hommes et femmes palestiniennes auraient supposément été décapités par l’armée israélienne. Résultat : faute d’enquêtes indépendantes, la prudence est de mise pour vérifier ces informations.
La désinformation, au cœur de la guerre entre le Hamas et Israël, se concrétise aussi par des intimidations à l’encontre de médias israéliens. C’est notamment le cas du quotidien de gauche Haaretz, “accusé d’être le “journal du Hamas” par les partisans du gouvernement israélien”, écrit RSF. Dernier épisode de menace en date : la vitre d’entrée du journal retrouvée brisée le 5 juin 2024. Quelques semaines auparavant, le journaliste d’investigation Gur Megiddo confiait au Guardian avoir été menacé par de hauts responsables des services secrets israéliens.
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