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L'addiction aux réseaux sociaux n'est, à ce jour, pas reconnue par les instances de santé de référence, dont l'Organisation mondiale de la santé - Photo : Luisella Planeta Love peace / Licence pixabay

Interdiction des réseaux sociaux aux mineurs : peut-on réellement parler d’addiction ?

Création : 12 juin 2025

Auteur : Nicolas Turcev, journaliste

Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

Source : Gabriel Attal et Marcel Rufo, Le Figaro, le 29 avril 2025

Après les mesures drastiques préconisées par Gabriel Attal en avril pour éloigner les jeunes des écrans, Emmanuel Macron porte l’interdiction des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans. Derrière ces propositions, on retrouve la notion d’addiction aux écrans et aux réseaux sociaux. Mais l’état de la recherche ne permet pas, à ce jour, d’affirmer qu’une telle maladie existe.

Au lendemain du meurtre présumé d’une assistante d’éducation par un collégien à Nogent (Haute-Marne), la réponse politique a pris plusieurs visages. Quand le Premier ministre, François Bayrou, annonçait sur TF1 une interdiction immédiate de la vente des armes blanches aux mineurs, le président de la République, au même moment sur France 2, proposait d’interdire l’accès aux réseaux sociaux pour les moins de 15 ans. Ils seraient, selon lui, un des facteurs d’une apparente explosion de la violence chez les jeunes.

Cette mesure, loin d’être neuve, avait d’abord été préconisée par un rapport de la commission d’experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans rendue en avril 2024, puis remis au goût du jour, un an plus tard, via une tribune dans Le Figaro de l’ancien locataire de Matignon, Gabriel Attal, et du pédopsychiatre Marcel Rufo.

Un panel important de torts sont imputés à une consommation excessive des réseaux sociaux, voire des écrans d’une façon générale. « Addiction, cyberharcèlement, troubles de l’attention et du développement, anxiété… », énumère la ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique, Clara Chappaz, sur X le 11 juin dernier.

La littérature scientifique a largement étayé certaines conséquences d’une exposition continue aux écrans, comme une hausse du stress et de l’anxiété et des problèmes de sommeil — ainsi que l’a montré une méta-analyse de 2022, conduite par des chercheurs indiens. Cependant, un terme est particulièrement sujet à débat : l’addiction.

En avril, Gabriel Attal vilipendait une « addiction aux écrans » qui « coupe [les jeunes] du monde », les fait « souffr[ir] » et « menace [leur] santé mentale » et parlait de « désintoxiquer les jeunes ».

Mais quelle est la base scientifique de ce vocabulaire de la dépendance ? Ces dernières années, de nombreux articles ont tenté d’objectiver la définition d’une éventuelle addiction aux réseaux sociaux. Sans qu’un consensus ne soit atteint.

Pas de classification officielle

La communauté scientifique ne reconnaît pas, à ce jour, d’addiction aux réseaux sociaux, comme le rappelle le Health Behaviour in School-aged children, une initiative de recherche portant sur le bien-être des adolescents, rattachée à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cependant, les « risques » liés à l’usage des réseaux sociaux « sont considérés comme un problème de santé affectant les jeunes », précise le collectif.

En matière de classification des maladies mentales, deux registres font autorité dans le champ médical : le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), édité par l’Association américaine de psychiatrie (APA), et la Classification internationale des maladies (CIM-11) de l’OMS. Ni l’un ni l’autre ne répertorient l’addiction aux réseaux sociaux.

S’il n’existe donc pas de diagnostic officiel à ce jour, il n’est cependant pas exclu qu’il y en ait un in fine.  Les chercheurs tentent actuellement d’identifier les contours d’une affection liée à l’usage problématique des réseaux sociaux — abrégée en PSMU pour Problematic Social Media Use.

Les adolescents qui seraient atteints de ce syndrome auraient « plus de problèmes d’attention et d’impulsivité, [plus] de sentiments dépressifs », « une moindre satisfaction de vie » et de « moins bonnes notes à l’école », selon une étude parue en juin 2024 dans la revue scientifique Addictive Behaviour.

Mais les chercheurs de ce champ d’études marchent sur des œufs et une partie d’entre eux restent, pour le moment, frileux à l’idée d’être trop catégoriques. Avant de justifier ou d’écarter un diagnostic en bonne et due forme, les auteurs de l’étude parue dans Addictive Behavior estiment que plus de données sont nécessaires.

C’est aussi le sens d’une autre étude parue en 2020. Ses auteurs jugent que les preuves de l’existence d’une addiction comportementale aux réseaux sociaux sont moins convaincantes que pour d’autres addictions qui pourraient faire l’objet d’un diagnostic officiel, comme l’addiction aux contenus pornographiques ou au shopping en ligne.

Après le drame de Nogent, la ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique, Clara Chappaz, s’est prononcée en faveur d’une régulation plus stricte des réseaux sociaux pour les moins de 15 ans, proposant de requalifier certains d’entre eux en plateformes pornographiques, selon Politico. Photo : Thibaud MORITZ / AFP

 

Pourquoi tant d’hésitation à reconnaître officiellement l’addiction aux réseaux sociaux ? Pour l’Unicef, utiliser la terminologie de l’addiction n’est pas anodine et comporte des risques. « Une utilisation imprudente de cette terminologie minimise les conséquences bien réelles de ce comportement pour les personnes gravement touchées, tout en surestimant le risque de préjudice pour celles qui, parfois, font un usage excessif, mais finalement non nocif, des technologies numériques », argumente l’institution dans un rapport de 2017.

« Confondre le débat sur le temps passé devant les écrans avec l’addiction peut même être néfaste, ajoute l’organe de l’ONU. Par exemple, dans certains pays, l’idée d’addiction aux technologies a été utilisée pour justifier l’incarcération d’enfants dans des centres de traitement, malgré le manque de preuves de l’efficacité de ces approches. »

Un air de déjà-vu

Ces arguments sont bien connus des chercheurs en addiction comportementale, qui se défendent en assurant prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas pathologiser des comportements normaux. Quelques années plus tôt, un désaccord sur ce risque de confusion avait frappé la communauté des cliniciens en santé mentale, alors divisée sur l’ajout de l’addiction au jeu vidéo dans la Classification internationale des maladies.

Incorporée en 2019, malgré les critiques d’une partie de la profession, au classeur officiel de l’OMS, le gaming disorder, ou trouble du jeu vidéo, est la seule addiction comportementale documentée par l’agence internationale de santé publique, avec l’addiction aux jeux d’argent.

Or, les modèles addictologiques retenus pour tester le PSMU sont en partie dérivés de ceux qui ont été utilisés dans les études sur l’addiction au jeu vidéo. Logiquement, les réserves formulées à l’époque de son inclusion dans la CIM-11 refont surface pour l’addiction aux réseaux sociaux.

Elles concernent, par exemple, l’utilisation des critères de diagnostic liés à la consommation de drogues. La pertinence de cette méthode est mise en doute au regard de l’absence de symptômes de tolérance et de retrait dans les cas d’addictions comportementales. Ces deux phénomènes correspondent respectivement au fait d’avoir besoin de consommer de plus en plus de quantité de la substance pour en ressentir les effets (tolérance), et aux manifestations de douleur, comme des nausées, quand la personne addict est en sevrage (retrait).

L’existence fréquente de comorbidités — quand l’addiction comportementale cohabite avec une autre affection mentale, dite « primaire » — interroge également plusieurs chercheurs sur la nécessité de pathologiser certaines pratiques, comme l’utilisation intensive des réseaux sociaux.

Les comportements obsessifs pourraient, en réalité, n’être que des symptômes d’un mal plus profond. Le risque, dans ce cas, serait de passer à côté de troubles sévères en ne traitant que les pratiques qui permettent au patient de vivre avec sa maladie — une attitude connue sous le nom de coping.

D’autres experts affirment que « la majeure partie des données disponibles suggère que le PSMU est une condition clinique associée à une déficience fonctionnelle [comme un retrait de la vie sociale, par exemple, ndlr] qui touche une petite minorité d’utilisateurs vulnérables ».

Les estimations de la prévalence du PSMU au sein de la population varient très largement d’une étude à l’autre, entre 5 % et 25 %. Comme le note une étude, « en l’absence d’un accord [au sein de la communauté scientifique] sur la définition du PSMU et des critères requis [pour l’établir] […], il est difficile de déterminer des estimations représentatives de sa prévalence ». Or, de la fiabilité de cette donnée dépend la dimension des plans d’action que pourraient prendre les pouvoirs publics.

Des soupçons de biais de confirmation

Mais pourquoi est-ce si difficile d’avoir des chiffres fiables sur la part de la population atteinte de ce potentiel PSMU ? Certains chercheurs soulignent les inconsistances des études de prévalence, qui pourraient surévaluer les conduites addictives au sein de la population. Des chercheurs anglais ont tenté de démontrer les biais de certaines méthodes de mesure de l’addiction aux réseaux sociaux.

Les auteurs ont fourni à leur échantillon un questionnaire semblable à ceux distribués pour mesurer l’importance accordée aux amitiés en ligne. Les résultats de ce test sont censés donner une indication sur la dépendance aux réseaux sociaux. Sauf qu’au lieu de porter sur les relations numériques, le formulaire administré par l’équipe anglaise interroge les sondés sur leurs relations amicales hors-ligne. Résultat : 69 % des individus sollicités souffriraient d’addiction à leurs amis.

L’influenceur Adrien Laurent répond aux questions de la presse après son audition, le 10 juin 2025, par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les effets psychologiques de TikTok sur la jeunesse. Accusées d’entretenir le mal-être des jeunes par l’intermédiaire des écrans, les personnalités d’Internet sont dans le viseur d’une partie de la classe politique. Photo Emma DA SILVA / AFP

 

Cette expérience, non dénuée d’ironie, vise « à souligner les risques avec la recherche en psychopathologie qui manque de critères de validation psychiatrique significatifs et utilise des notations indulgentes pour établir des classifications, note l’équipe du département de psychologie de l’université de Winchester. Les recherches futures sur les réseaux sociaux devraient se concentrer sur l’analyse des composantes de [leur] utilisation qui diffèrent des interactions sociales hors ligne, surtout si elles tentent de pathologiser des comportements communs ».

Les critiques adressées aux études sur le PSMU concernent plus généralement la recherche en addiction comportementale, parfois accusée de biais de confirmation. « De nombreuses recherches sur Internet et les addictions comportementales se sont fondées sur des échantillons faussés ou de convenance ; dans le cas de l’addiction à Internet, par exemple, la recherche s’est orientée vers des utilisateurs intensifs d’Internet »écrit la sociologue suédoise Karin Helmersson Bergmark, professeure émérite à l’université de Stockholm et spécialiste des addictions.

L’émergence du concept d’addiction comportementale « coïncide avec un processus plus général de médicalisation » qui requalifierait des « problèmes sociaux » en « maladie », « trouble » ou « pathologie », ajoute la chercheuse. Elle remarque aussi que les études en addiction comportementale menées sur plusieurs années tendraient à démontrer que les troubles étudiés sont caractérisés par des « guérisons spontanées » et une « volatilité », à l’inverse des addictions à des substances comme l’alcool ou le tabac, qui peuvent durer des décennies.

Répondre à un « appel à l’aide »

Les chercheurs en addiction comportementale reconnaissent sans peine les limites de leur champ d’études. Ils attribuent régulièrement ses tâtonnements à sa jeunesse et à la nécessité de solidifier et uniformiser les modèles scientifiques existants, encore épars. Mais, selon eux, leurs travaux répondent à des enjeux de santé publique majeurs, reconnus par les gouvernements et les instances internationales, comme l’Organisation mondiale de la santé.

De fait, l’essor de la recherche en addiction comportementale et sa récente validation par les manuels diagnostic de référence coïncident avec la volonté de l’OMS, à l’instar d’une grande partie des thérapeutes, de renforcer l’utilité clinique dans la prise en charge des affections mentales.

Confrontés à la difficulté de poser des diagnostics en santé mentale, les praticiens accueillent favorablement le développement de nouveaux outils pour comprendre et légitimer le suivi des patients souffrant de comportement néfaste. Au bout du compte, font-ils valoir, ce qui compte est de pouvoir apporter une réponse au mal-être des patients.

« Les personnes qui finissent dans nos programmes et ont réellement besoin d’une aide ne seraient pas venues consulter sans une offre axée sur le jeu vidéo excessif », expliquait en 2018 Joël Billieux, professeur associé à l’institut de psychologie de l’université de Lausanne et l’une des principales figures de la recherche en addiction comportementale.

Les travaux sur l’addiction aux réseaux sociaux obéissent à la même logique utilitariste. La presse se fait régulièrement l’écho de la prise d’assaut de services d’addictologie par des familles souhaitant traiter la dépendance de leurs enfants à leur smartphone. D’où, selon les cliniciens, la nécessité d’établir un cadre scientifique pour prendre en charge correctement ces personnes qui « appellent à l’aide », ainsi que l’avait formulé le porte-parole de l’OMS lors de l’ajout du trouble du jeu vidéo à la CIM-11.

À la suite de la tribune de Gabriel Attal dans Le Figaro en avril, le groupe Renaissance à l’Assemblée nationale pourrait porter une proposition de loi reprenant un certain nombre des propositions de son chef de file, rapporte Les Échos.

Mais avant d’agir, les parlementaires attendront sans doute de recevoir les conclusions de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, actuellement en cours et pour laquelle plusieurs auditions d’influenceurs ont eu lieu. Votée le 13 mars 2025, sa création avait été adoptée à l’unanimité des députés présents.

Contactés, l’Académie de médecine, la permanence parlementaire de Gabriel Attal, Marcel Rufo et Joël Billieux n’avaient pas répondu à nos sollicitations au moment de la publication.