“Fadettes” : le Garde des sceaux Éric Dupond-Moretti se méprend sur les effets d’une décision de la justice européenne sur l’indépendance du parquet

Création : 10 décembre 2021
Dernière modification : 27 juin 2022

Auteur : Vincent Couronne, docteur en droit public, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Source : Questions au Gouvernement, Assemblée nationale, 7 décembre 2021

Éric Dupond-Moretti affirme qu’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne et qui critique les pouvoirs du parquet en Estonie ne concerne pas la France. En réalité si, car les décisions de la Cour de justice s’appliquent dans tous les États membres. Et ce, d’autant plus que le parquet français dispose de pouvoirs comparables au parquet estonien : celui d’autoriser les autorités à consulter les données de connexion – les “fadettes” – et de localisation sans limite de temps et pour toute infraction. Ce pouvoir démesuré, selon la Cour de justice de l’Union, a d’ailleurs été censuré en France par le Conseil constitutionnel pas plus tard que début décembre.

On a beau être ministre de la Justice et avocat, on peut avoir oublié quelques règles de droit. Pour Éric Dupond-Moretti, qui répondait lors des questions au Gouvernement à l’Assemblée nationale à une question du député Philippe Latombe (MoDem), “l’arrêt Prokuratuur de la Cour de justice de l’Union semble ne concerner que le Parquet estonien”. Il est vrai que la décision (qui date du 2 mars dernier) est rendue à propos du Parquet estonien, qui a le pouvoir d’autoriser une autorité publique d’accéder aux données de connexion et de localisation dans le cadre d’une instruction pénale.

Mais une décision de la Cour de justice qui est rendue sur renvoi préjudiciel, c’est-à-dire lorsque la Cour a été saisie d’une question par le juge d’un État membre, s’applique à tous : tous les États membres, leurs juges, leurs gouvernements, leurs parlements, leurs administrations, tous ont l’obligation de respecter la décision qui vient d’être rendue par la Cour de justice de l’Union européenne, et ce pour une raison simple : lorsqu’on pose une question à la Cour, c’est pour qu’elle aide à comprendre un point peut-être un peu ambigu du droit européen. Et lorsque la Cour répond, il s’agit d’une interprétation de ce droit, et cette interprétation concerne tout le monde. La Cour de justice l’affirme depuis une décision de 1963, réitérée de nombreuses fois depuis. En témoigne notamment le nombre d’Etats, dont la France, qui sont intervenus dans la procédure pour présenter leur position à la Cour.

En France, la Cour de cassation et le Conseil d’État appliquent très fréquemment des décisions de la Cour de justice qui ont été rendues à l’égard d’un autre État membre. Le droit européen qui s’applique en Estonie doit être le même que celui qui s’applique en France, c’est une question d’égalité de tous devant la loi, la condition pour une application uniforme du droit de l’Union sur tout le territoire.

On dit alors que les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne, dans ce type de procédure, ont un effet erga omnes, c’est-à-dire “à l’égard de tous”.

Le Conseil constitutionnel a censuré le 3 décembre dernier une disposition comparable en droit français. Le requérant qui posait une question prioritaire de constitutionnalité avait la décision “Prokuratuur” de la Cour de justice en tête lorsqu’il a formé son recours. Les dispositions de la loi française, qui ressemblent à celles de la loi estonienne, permettent au procureur français d’autoriser très largement la réquisition de données de connexion – les fameuses “fadettes” – et les données de localisation.

Le Conseil constitutionnel donne jusqu’au 31 décembre 2022 au Parlement pour améliorer la loi. Sauf que la Cour de justice de l’Union européenne, elle, n’octroie pas un tel délai de clémence, et sa décision est applicable depuis qu’elle a été rendue en mars, contrairement à ce qu’affirme le ministre de la justice devant l’Assemblée nationale. Comme quoi, l’Estonie, ce n’est pas si loin.

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