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#FactCheck. La France est-elle vraiment en tête des pays européens en termes de criminalité ?

Création : 6 juin 2024

Autrice : Lili Pillot, journaliste

Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Gladys Costes, étudiante en licence de Science politique à Lille

Source : Compte Instagram, 23 mai 2024

À deux semaines des élections européennes, le think tank de droite l’Institut Pour la Justice publie sur Instagram un classement des pays européens les plus dangereux. En tête, la France. Problème : ces statistiques sont basées sur un vide scientifique, reconnu par le think tank lui-même.

Difficile de ne pas y voir un positionnement idéologique et politique. Deux semaines avant les élections européennes, le 23 mai, l’Institut pour la Justice a diffusé un classement des “pays les plus dangereux d’Europe en 2024”, tout en sachant que ce sondage est “controversé”, selon leurs propres mots. La France y arrive première, avec 55,3 % d’indice de criminalité, devant la dictature biélorusse, qui, elle, s’établit à 50,8 %.

Bien loin d’être naïf, le think tank, classé à droite, parfois à l’extrême droite, reconnait lui-même en légende que ce classement “n’est pas très scientifique”… mais choisit quand même de le publier. Selon l’Institut pour la Justice, “il donne une bonne image de sécurité d’un pays et surtout de la perception qu’ont les habitants de la sécurité dans leur propre pays”.

“Aucune valeur statistique”

Ce classement “pas très scientifique” ne relève en effet que de la simple enquête sondagière auprès des visiteurs d’un site web, appelé Numbeo. Une sorte de Wikipédia du sondage : chaque internaute peut répondre à des questionnaires sur des sujets aussi variés que la criminalité, la qualité de vie, le système de santé… Et ça, pour chaque pays du monde, sans avoir à prouver qu’il est réellement concerné par la problématique. En d’autres termes, si vous souhaitez donner votre avis sur le système de santé vénézuélien depuis votre canapé français, vous pouvez.

Dans le cas du classement des “pays les plus dangereux d’Europe en 2024”, les résultats sont issus du questionnaire “Votre perception de la sécurité et du crime”, qui est disponible pour tous les pays, comme au Danemark par exemple. Les questions sont vagues, sans précision des infractions visées : “Dans quelle mesure ressentez-vous le niveau de criminalité ?” ; “à quel point êtes-vous inquiet au sujet d’avoir votre voiture volée ?” ou encore “dans quelle mesure la corruption est un problème ?”… Et repose sur un faible nombre de répondants : 4968, à la date du 5 juin 2024, concernant le “taux de criminalité” en France. Ouvert depuis cinq ans, ce sondage est d’ailleurs en perpétuel mouvement.

Cette méthodologie de crowdsourcing, quelque peu bancale, avait déjà été pointé du doigt dans des articles de Checknews, l’AFP Factuel , BFM TV  ou encore TF1, concernant un sondage sur les villes les plus criminelles d’Europe.

Le ressenti, un “indicateur valable”, vraiment ?

Contacté pour confirmer sa position après publication, l’Institut réaffirme et argumente. “L’insécurité est un sujet particulièrement difficile à évaluer et encore plus à comparer. C’est pour cette raison que le ‘ressenti’ est un indicateur tout à fait valable, pour donner une vision d’ensemble à ce phénomène,”  nous explique par mail son délégué général, Pierre-Marie Sève.

Un indicateur valable, vraiment ? Même pour les proches de l’Institut, la question se pose. Pour Alain Bauer, professeur de criminologie et expert auprès de l’IPJ, le caractère “controversé” et “peu scientifique” de ce classement “relève de l’euphémisme”. “L’IPJ aurait sans aucun doute pu faire l’économie d’une publication Instagram” ajoute-t-il par SMS. Charles Prats, vice-président de l’association professionnelle des magistrats, également expert de l’IPJ, nous affirme lui par SMS que “cette publication semble correspondre à une réalité perçue par les Français”.

C’est justement ce critère de “ressenti” et de “réalité perçue” qui posent problème. “Il n’y a aucune valeur statistique à ce résultat-là” confirme aux Surligneurs Antoine Jardin, docteur en science politique, chercheur CNRS au Cesdip et spécialiste du rapport à l’insécurité sur la construction des représentations et du vote.

Sentiment d’insécurité, différent du taux de criminalité

Au-delà du manque de sérieux de cette méthode, il est faux d’assimiler le ressenti de l’insécurité, subjectif, avec le taux de criminalité d’une région, qui relève de faits établis. Ce que font d’ailleurs remarquer certains internautes en commentaires de la publication de l’IPJ : “Il ne s’agit pas de danger, mais d’un sentiment de danger… rien de tangible alors que les vrais taux existent”.

Certaines statistiques d’Eurostat permettent en effet de comparer le taux de criminalité entre les différents pays européens. “Le taux d’indicateur le plus fiable, c’est celui de l’homicide volontaire puisque c’est sensiblement la même chose en fonction des pays et de leur système juridique” explique Antoine Jardin. Finalement, si l’on s’appuie sur cet indicateur, la France ne s’en sort pas trop mal. Selon l’agence publique européenne, l’Hexagone n’arrive qu’en 10ᵉ des pays avec le plus de signalements pour homicide volontaire. Pour 10 000 habitants, les forces de l’ordre françaises ont réalisé 1,21 enregistrement pour ce type d’infraction en 2022. C’est moins que la Belgique, la Finlande, le Luxembourg ou encore Malte… mais plus que l’Italie.

Enquêtes de victimation, le meilleur outil pour calculer la criminalité

Mais ces statistiques ont encore un défaut : elles laissent échapper toutes les infractions qui ne remontent pas aux oreilles de la police. Pour pouvoir prendre en compte ces crimes et délits silencieux, l’une des solutions reste l’enquête de victimation. “Elle permet de mesurer les violences qui seraient arrivées à des personnes qui n’ont pas porté plainte” explique Antoine Jardin.

À la différence du sondage sur le site de Numbeo, l’enquête par victimation est un processus sérieux. Il s’agit “d’interroger un échantillon de population générale en demandant s’ils ont été victimes de telle ou telle chose pendant telle période. Les enquêtes françaises annuelles posent notamment la question de la durée de l’ITT [incapacité temporaire totale, ndlr] subie par la victime” nous explique Philippe Robert, sociologue spécialiste de l’étude des délinquances et des déviances.

Pour comparer le taux de criminalité entre pays européens, et ainsi les classer du plus au moins dangereux, la meilleure solution serait donc une enquête de victimation au niveau de l’Europe. Problème, ce type d’enquête est difficile à mettre en place au niveau supranationale. “Il y a eu un temps des enquêtes de victimations européennes, mais elles ont été discontinues. À ma connaissance, il n’existe pas d’instrument commun” déplore Philippe Robert.

Dans l’attente d’enquêtes de victimation sérieuses à cette échelle, il convient donc de se méfier des enquêtes en crowdsourcing. Facilement faussés, voire manipulés par des internautes malhonnêtes, les résultats de ce genre d’études peuvent influencer, notamment médiatiquement. Comme la fois où le Figaro avait relayé un de ces sondages, affirmant que “les villes françaises dévissent dans le classement mondial des villes les plus sûres”, sans jamais soulever le caractère problématique de méthode de collecte des données.

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