Est-il possible de réviser la Constitution par référendum en contournant le Parlement ?
Dernière modification : 28 août 2023
Auteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng, Emma Cacciamani et Guillaume Baticle
Un consensus existe aujourd’hui chez les juristes pour considérer qu’il n’est pas possible de contourner le Parlement pour en appeler directement au peuple pour réviser la Constitution.
C’était son argument massue lors de l’élection présidentielle de 2022 : à tous ceux qui lui affirmaient que son programme se heurterait à la Constitution, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, au droit de l’Union européenne, à la Convention européenne des droits de l’homme, Marine Le Pen répond, imperturbable, qu’elle en appellera au peuple pour réviser la Constitution et y graver dans le marbre les éléments de son programme qui posent le plus de problèmes du point de vue du droit. Il en va par exemple de la préférence nationale – qu’elle appelle désormais “priorité” nationale – et qui instituerait une discrimination officielle entre Français et étrangers. Cet argument se retrouve d’ailleurs partagé sur la plupart des réseaux sociaux et des plateformes numériques : Facebook, Twitter, Instagram, Linkedin, TikTok, Google Actualités, etc.
On ne peut pas réviser la Constitution par l’article 11
Or, la révision de la Constitution doit se faire en utilisant la procédure prévue à l’article 89 de la Constitution, qui prévoit que tout projet de révision soit d’abord adopté par les deux chambres du Parlement, Assemblée nationale et Sénat, avant, soit d’être soumis à référendum, soit d’être adopté par le Parlement à la majorité des 3/5. Impossible, dans ces conditions, de contourner le Parlement. François Hollande et Emmanuel Macron en ont fait l’expérience, le premier à propos de la déchéance de nationalité et de l’état d’urgence en 2016, le second à propos de la suppression de la Cour de justice de la République et de la limitation des mandats politiques dans le temps en 2020.
Pour contourner le Parlement, en particulier le Sénat qu’elle n’arrivera pas à conquérir en juin 2022 car seule l’Assemblée nationale sera réélue, Marine Le Pen veut passer par l’article 11 de la Constitution. Cet article prévoit la possibilité d’organiser un référendum, mais trois limites existent. D’abord, le projet doit être soumis par le Premier ministre, or Marine Le Pen n’est pas du tout assurée d’avoir un chef du Gouvernement à sa main après les législatives de juin. Ensuite, le référendum ne peut déboucher que sur une loi (dite “référendaire”), et non sur une révision de la Constitution. Enfin, le projet doit entrer dans des domaines limitativement énumérés : l’organisation des pouvoirs publics, la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et les services publics qui y concourent, ou la ratification d’un traité.
Élargir les possibilités de référendum… ou de plébiscite ?
Marine Le Pen, entend utiliser l’article 11 pour mettre en œuvre une demande des gilets jaunes, à savoir élargir les possibilités de référendum, sur initiative citoyenne. Elle va donc utiliser l’article 11… pour modifier l’article 11 (ce qui est, donc, impossible). Ainsi, Marine Le Pen souhaite permettre à 500 000 citoyens de prendre l’initiative d’un référendum, qui pourrait porter sur la préférence nationale, sur la peine de mort. Les gilets jaunes seront satisfaits, sauf que la présidente élue se réserverait le droit de mettre son véto aux référendums qui ne lui conviennent pas, dès lors qu’elle considère qu’ils portent atteinte aux “intérêts de la nation”. Il n’y aura donc de place que pour les référendums que la Présidente sera apte à emporter, ce qui s’appelle un plébiscite. Voici une conception asymétrique de la démocratie directe.
Contourner aussi le Conseil constitutionnel
Marine Le Pen considère que le Conseil constitutionnel ne peut lui barrer la route, puisqu’il ne l’avait pas fait lorsque le Général De Gaulle utilisa l’article 11 à deux reprises pour réviser la Constitution : en 1962 pour l’élection présidentielle au suffrage universel, et en 1969 pour une réforme des régions et du Sénat, un référendum perdu qui provoqua la démission du Président De Gaulle, exemple que Marine Le Pen a déclaré ne pas vouloir suivre.
Sauf qu’en 2022, l’état du droit n’était plus le même qu’en 1962 et en 1969. Entretemps, plus précisément en 2000 (dans une décision dite “Hauchemaille” désormais citée partout), le Conseil constitutionnel a estimé que dorénavant, il contrôlera les actes dits “préparatoires” du référendum, dont le décret de convocation des électeurs, qui contient la question posée aux Français. À ce stade – et on peut raisonnablement imaginer qu’un recours aurait immédiatement lieu –, le Conseil constitutionnel déclarerait le décret inconstitutionnel, s’il ne respectait pas l’article 11 de la Constitution.
Pendant longtemps, les juristes se sont opposés sur la question du pouvoir du Conseil constitutionnel et de la marge de manœuvre du chef de l’État pour utiliser l’article 11 pour réviser la Constitution. Ce débat n’a plus lieu aujourd’hui, depuis la décision de 2000 du Conseil constitutionnel. Ainsi, on ne trouve plus de spécialistes de la Constitution pour aller dans le sens de Marine Le Pen lorsqu’ils s’expriment dans les médias, comme Le Monde, Le Figaro, Les Échos, mais aussi Les Surligneurs ou encore sur Twitter : Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Anne Levade, professeure de droit à l’Université Panthéon-Sorbonne, Guillaume Drago, professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas, Jean-Pierre Camby, professeur associé de droit à l’Université Versailles-Saint-Quentin, Dominique Rousseau, professeur de droit à l’Université Panthéon-Sorbonne, Jean-Philippe Derosier, professeur de droit à l’Université de Lille, Didier Maus, président de l’Association française de droit constitutionnel, Jean-Paul Markus, professeur de droit à l’Université Versailles-Saint-Quentin, Isabelle Muller-Quoy, Maître de conférences en droit à l’Université Picardie-Jules Verne, Serge Slama, professeur de droit à l’Université de Grenoble, mais aussi les professeurs de droit Olivier Beaud, Jean-Marie Denquin, Denis Baranger, Patrick Wachsmann, etc.
Ces juristes ont des sensibilités politiques parfois affirmées, et différentes, si bien qu’on peut dire qu’un consensus fort existe aujourd’hui sur le fait que l’article 11 ne peut pas être utilisé pour réviser la Constitution.
Sans modification de la Constitution, l’essentiel du programme de Marine Le Pen tombe à l’eau
C’est donc l’axe central du programme de Marine Le Pen qui est contraire à la Constitution. Or c’est cet axe qui conditionne toutes les autres mesures contraires à la Constitution, comme la préférence nationale ou le non-respect des textes européens. C’est tout le montage juridique qui s’écroule. En somme, si Marine Le Pen veut modifier la Constitution, elle devra passer par l’article 89, en obtenant l’appui de l’Assemblée nationale… et du Sénat. Ce qui l’obligera à nuancer son programme, voire à en laisser une bonne partie de côté.
En tout état de cause, si elle est élue, il faudra bien que Marine Le Pen s’habitue aux contre-pouvoirs. C’est la base de l’État de droit… et de la démocratie.
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