Espagne : bataille juridico-politique autour de l’amnistie des sécessionnistes catalans, sur fond de formation d’une coalition de gouvernement qui n’en finit pas
Dernière modification : 8 novembre 2023
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Occultée par l’actualité guerrière internationale, le résultat des élections législatives espagnoles de juillet 2023 n’a toujours pas permis de former un gouvernement. En cause, une alliance entre la gauche et les partis catalans en échange de l’amnistie pour les instigateurs de la tentative de sécession d’octobre 2017. S’ensuit un pugilat politico-juridique qui retentit jusqu’au sein du pouvoir judiciaire espagnol.
L’actualité internationale chargée en atrocités a fait passer au second plan une série de coups de théâtre juridico-politiques se déroulant en ce moment en Espagne. En d’autres temps, ces évènements politiques auraient largement occupé nos rédactions de ce côté-ci des Pyrénées, tant les accusations mutuelles font rage, notamment d’atteinte à la démocratie et de coup d’État judiciaire, pas moins. Rappelons les faits.
Juillet 2023 : la droite gagne aux élections législatives mais échoue à former une coalition
Le 23 juillet 2023, le Partido popular espagnol (PP, droite), mené par son président Alberto Núñez Feijóo, remporte les élections législatives espagnoles, mais avec une majorité insuffisante pour gouverner seul (137 députés sur 350). Le Roi Felipe VI charge alors Alberto Núñez Feijóo de former un gouvernement, et ce dernier se résout à tenter une coalition avec le parti d’extrême droite Vox (33 députés) et deux autres petits partis. Reste qu’en Espagne, tout nouveau gouvernement doit obtenir l’investiture du Parlement, plus précisément de la chambre basse (Congreso de los diputados). Par deux fois, la coalition PP-Vox échouera à obtenir cette investiture : une première fois en manquant la majorité absolue exigée (176 voix sur 350), et une seconde fois le 29 septembre 2023, manquant cette fois la majorité relative exigée.
Pour cette raison, le 3 octobre, le Roi a chargé Pedro Sánchez, actuel premier ministre sortant, qui avait mené la liste du Partido Socialista Obrero Español (PSOE, gauche) aux élections législatives et qui n’était arrivé qu’en seconde position, de former une coalition de gouvernement avant la fin novembre. Cela fera bientôt quatre mois que les élections législatives ont eu lieu, et l’Espagne tente toujours de se trouver un gouvernement. On se croirait en Belgique…
Octobre 2023 : la gauche déjà au pouvoir prend le relais mais doit s’allier avec les partis catalans
Pedro Sánchez a deux mois pour former un gouvernement investi par le Congreso de los diputados. Avec ses 121 députés, il bénéficie déjà de l’appui du parti de la gauche radicale Sumar (31 députés) et des séparatistes basques (5 députés) notamment. Mais cela ne suffit pas. Il lui faut d’autres alliés, en particulier les partis indépendantistes catalans. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine catalane, ERC) et Junts per Catalunya (Junts) totalisent 14 députés.
Junts est le parti qui avait organisé un référendum suivi d’une proclamation illégale d’indépendance le 27 octobre 2017. Cet épisode historique avait notamment valu au leader de Junts, Carles Puigdemont, des poursuites, une destitution de ses fonctions de président de la Catalogne (en vertu de l’article 155 de la Constitution espagnole), une fuite clandestine et un exil en Belgique avant d’être élu député au Parlement européen en 2019, d’où il dirige encore dans l’ombre son parti, et d’où il négocie l’alliance avec le PSOE.
Une alliance au prix fort
L’appui des partis catalans au sein d’une coalition de gouvernement est en cours de négociations avec le PSOE et Sumar. Parmi les exigences d’ERC et de Junts : 1/ une remise de dette de 15 milliards d’euros consentie par l’État à la Catalogne, remise qui devrait s’étendre aux autres régions autonomes et endetter gravement l’État espagnol ; 2/ le transfert complet du principal opérateur public de transports ferroviaires et routiers de Catalogne (Rodalies) ; 3/ et surtout une amnistie des faits liés à la déclaration d’indépendance de 2017, en faveur de Carles Puigdemont ainsi que des autres personnalités qui étaient impliquées dans cette tentative de sécession. Il faudra, pour faire passer ces mesures, une loi, qui serait déposée au Congreso de los diputados, une fois le gouvernement de coalition investi grâce aux voix des deux partis catalans.
C’est cette amnistie qui suscite de vives réactions politiques dans tout le pays, au sein même du PSOE, mais surtout dans les rangs du PP bien sûr, qui voit le résultat des élections lui échapper. “Ce n’est pas une amnistie qui vise à la réconciliation, ce à quoi elle vise exclusivement, c’est (…) la présidence du gouvernement“, estime ainsi le président du PP. Le 29 octobre, et ce dimanche 5 novembre, des manifestations de sympathisants du PP se déroulaient, accusant Pedro Sánchez d’avoir usurpé grâce à cette alliance le résultat des élections législatives, et de vouloir créer une “élite politique” qui échappe à la loi grâce à des renvois d’ascenseurs, face au reste des citoyens “de seconde zone”.
Un pugilat entre magistrats suprêmes
Plus surprenant, ces accrochages politiques résonnent jusqu’au sein des plus hautes institutions judiciaires d’Espagne : certains syndicats de magistrats, marqués à droite, dénoncent “le début de la fin” de la démocratie (“el principio del fin” de la democracia en version originale), un “moyen d’abolir l’État de droit” (“una medida de abolición del Estado de Derecho”), une violation de la Constitution transformant la justice en “une chimère” (“una quimera”).
Une partie des membres du Consejo General del Poder Judicial (CGPJ), plus ou moins équivalent du Conseil supérieur de la magistrature en France, a dénoncé ce projet d’amnistie, créant des turbulences au sein même de l’institution. Certains membres conservateurs du CGPJ ont demandé et obtenu la convocation d’une session plénière afin de se prononcer contre l’amnistie, tandis que d’autres membres progressistes en ont demandé l’annulation, craignant que les premiers ne la mettent à profit pour bloquer tout projet d’amnistie, ce qui constituerait un “coup d’État des juges” (“golpe de Estado de los jueces”). Finalement, le 6 novembre, par neuf voix contre cinq, le CGPJ a émis un communiqué contre l’amnistie, qu’il considère “l’abolition de l’État de droit” (“la abolición del Estado de Derecho”)
Dans un pays où les magistrats suprêmes sont politiquement marqués et prennent publiquement position, on en est venu à un pugilat au sein du pouvoir judiciaire, ce qui peut dérouter en France : chacun y va de son interprétation de la Constitution espagnole pour dénoncer le projet d’amnistie comme inconstitutionnel, ou au contraire pour l’approuver, avec des arguments dont beaucoup sont purement politiques, et d’autres juridiques.
L’amnistie, contraire à la Constitution ? Entre impasse juridique et nécessité politique
Selon Marc Carrillo Lopez, professeur émérite de droit constitutionnel à l’Universitat Pompeu Fabra de Barcelone, la perspective politique et juridique sont intimement liées. Politiquement, il est plus que jamais “nécessaire de normaliser la vie politique en Catalogne et ses relations avec l’État central”. Cela implique aussi que les personnalités politiques qui bénéficieraient de l’amnistie, si elle est votée, doivent s’engager à l’avenir au respect de l’État de droit dont ils auront eux-mêmes bénéficié dans le cadre d’un État démocratique, État de droit qu’ils n’avaient pas respecté en 2017 au moment de leur tentative de sécession. En effet, la proclamation d’indépendance du 27 octobre 2017, qui faisait suite à un référendum d’autodétermination, constituait une violation à la fois de la Constitution et du Statut d’Autonomie, nécessitant la mise sous tutelle immédiate de la Catalogne par l’État espagnol. Politiquement, il en résulta une véritable “fracture sociale” au sein de la population, tant en Espagne qu’au sein même de la Catalogne.
Juridiquement toutefois, la solution de l’amnistie semble constituer une impasse. Contrairement à la Constitution française par exemple, qui prévoit l’amnistie et la réserve au législateur (article 34), la Constitution espagnole ne mentionne aucune possibilité d’amnistie. Peut-on prétendre que puisque la Constitution ne rejette pas expressément l’amnistie, elle l’accepte implicitement ? Selon le constitutionnaliste, cette piste doit être écartée : “lors des débats du processus constituant (en 1975), les parlementaires ont établi la grâce comme seule modalité d’extinction partielle de la responsabilité pénale pour la commission d’un crime. Certains amendements favorables à l’amnistie ont même été rejetés à l’époque”. Et d’en tirer la conclusion : “le pouvoir constituant n’a donc pas accepté de mesures d’amnistie”. Il est vrai que la Constitution espagnole (article 62) prévoit une grâce royale conformément à la loi, mais exclut toute grâce générale (“derecho de gracia con arreglo a la ley, que no podrá autorizar indultos generales”). D’autant que “l’amnistie implique la suppression exceptionnelle de l’obligation d’exécuter les peines prononcées par le pouvoir judiciaire”, ce que seule la Constitution peut permettre.
Précisons au passage que la grâce bénéfice à celui a déjà été condamné et qui sera donc dispensé de peine, tandis que l’amnistie bénéficie à celui qui a commis une infraction mais qui n’a pas été condamné, par exemple parce qu’il a réussi à échapper à la justice de son pays.
Des précédents non significatifs
Certains objectent que l’Espagne a déjà connu des lois d’amnistie, notamment fiscales. Selon le professeur Carrillo Lopez, “il s’agissait de mesures de politique fiscale qui ne permettent pas de comparaison avec des actes politiques de sécession”.
Quant à la loi d’amnistie du 15 octobre 1977, parfois appelée “loi d’amnésie”, elle n’est pas comparable. Il s’agissait, juste après la mort de Franco et l’avènement de la démocratie espagnole, de tirer un trait sur les actes délictueux et persécutions passés, dès lors que ces actes étaient commis dans une “intention politique”, dans un contexte de dictature. Il s’agissait alors de permettre une réconciliation nationale, comme cela a été fait dans d’autres pays. Le contexte n’est évidemment plus le même.
Interpréter autrement la Constitution ?
Et pourtant, c’est bien d’une réconciliation entre les catalans et entre le peuple catalan et l’État central espagnol qu’il s’agit : et l’on revient à l’aspect politique : pour le professeur Carrillo Lopez, malgré les obstacles juridiques qu’il a évoqués plus haut, l’intérêt supérieur de la nation pourrait justifier une “interprétation souple de la Constitution, fondée sur le fait que si elle ne mentionne pas l’amnistie, elle ne l’interdit pas non plus”. Ou comment on peut avoir juridiquement tort et politiquement raison.
Résultat le 27 novembre, pour le vote – ou non – de l’investiture du gouvernement Sanchez.
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