Équitation : dans les coulisses d’une bataille politique qui valait des millions
Dernière modification : 5 septembre 2024
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Depuis le 1er janvier 2024, les activités des centres équestres sont soumises à une TVA réduite à 5,5%. Demande de longue date de la profession, ce dossier a pu avancer grâce à un intense lobbying. Récit de vingt ans de bataille politique à Paris et à Bruxelles.
Le cheval, c’est trop génial ! Pendant presque vingt ans, c’est ce que se sont échinés à répéter les professionnels du monde équestre auprès des politiques. Depuis cette année, après une mobilisation à tous les niveaux, les centres équestres ont pu finalement bénéficier d’une jolie ristourne fiscale : TVA réduite à 5,5%. Parfois, le fiscal aussi, c’est trop génial !
Après avoir révélé les liens d’affaires entre la Fédération française d’équitation et certains proches collaborateurs, Les Surligneurs vous plongent désormais dans une des plus longues batailles politiques du monde équestre Français.
Au cœur de l’influence politique, nous vous emmenons dans les coulisses de la fabrication de la loi, où se mêlent groupes d’influences et élus de premier plan, de l’hémicycle européen à Bruxelles aux couloirs du Palais Bourbon.
Retoqué par l’Europe
Tout a commencé au début des années 2000. À l’époque, les structures équestres, les professionnels du monde équestre ont un statut bâtard : la plupart sont adhérents à la mutualité sociale agricole (MSA), mais leurs activités ne sont pas officiellement considérées comme relevant de l’agriculture.
En prime, les activités ne sont pas toujours logées à la même enseigne en termes d’imposition. Les structures associatives sont exemptées de TVA quand celles qui emploient des professionnels sont taxées à 18,6%. “Les gens faisaient des montages inextricables”, se remémore un ancien haut placé du Groupement Hippique National et qui dirige encore un centre équestre.
Ce déséquilibre, le monde équestre n’en veut plus et obtient gain de cause, en 2004 puis 2005 : toute la filière accède à une TVA de 5,5 % et se voit reconnaître le statut agricole.
Une sacrée bonne nouvelle pour la filière qui peut désormais jouir de nouveaux avantages : exonération de la taxe professionnelle et de la taxe foncière sur le bâti, ainsi que l’éligibilité à des aides ciblées, notamment de la Politique Agricole Commune. Trop génial !
Mais le plaisir sera de courte durée. “Dès le début, on nous a dit que cette loi n’allait pas tenir et que l’Europe allait la faire sauter”, glisse notre patron de centre équestre anonyme.
Et ça ne manquera pas…
Quelques années plus tard, en 2012, la Cour de justice de l’Union européenne se penche sur le sujet et contraint l’administration française à se conformer aux taux prévus par une directive adoptée par les États membres en 2006. En 2013, les centres équestres se soumettent, comme prévu par le droit européen, à une TVA à 20%.
Versions divergentes
C’est une catastrophe, érupte la filière. Les syndicats, comme le Groupement hippique national, la Fédération du Cheval, et la Fédération française d’équitation (FFE), mettent en avant les potentielles conséquences : “Ce relèvement pourrait mettre en danger 2 000 des 7 000 centres équestres, mais aussi près de 6 000 emplois salariés”, alertent-ils alors.
En réalité, l’hécatombe annoncée n’est pas aussi violente que prévu, mais le monde équestre sent tout de même passer ce parfum d’imposition. Tandis que l’équitation surfe sur une incroyable tendance depuis 2004 en doublant le nombre de ses licences en 8 ans, la Fédération française d’équitation enregistre une baisse de 9% entre 2012 et 2016.
Mais l’histoire n’est peut-être pas aussi simple. Dans un projet de rapport de 2018, le ministère de l’Agriculture revient sur l’impact de cette hausse et assure qu’“aucun élément matériel ne permet d’attester d’une corrélation directe entre la hausse des taux réduits et cette morosité économique”.
Coup de pouce parlementaire
Mais les cadres de la filière n’en démordent pas. Ils en sont sûrs, cette TVA à 20 % causera leur perte. Impossible de rester coi, il leur faut riposter. Problème : ils sont désorganisés. “Il y a 20 ans, ils ne se connaissaient pas entre eux, et n’avaient pas idée des problématiques des autres”, raconte une connaisseuse du dossier.
Mais le secteur équin va bénéficier d’un coup de pouce de poids. Celui de parlementaires dévoués. La sénatrice des Côtes-d’Armor, Anne-Catherine Loisier, qui a présidé le groupe Cheval (groupe d’études de parlementaires sensibles aux enjeux de la filière) au Sénat jusqu’en 2018 va encourager la création d’un “lobby du cheval”. “J’ai poussé pour que toute la filière se retrouve et se parle”, affirme-t-elle. C’est la naissance du Comité de Gouvernance de la filière cheval en 2018.
Et c’est à Bruxelles que les choses vont s’accélérer : “Avant, chacun était un peu de son côté, assez cloisonné, se rappelle Olivier de Seyssel, président de la Filière cheval depuis janvier 2024. En 2018, on s’est enfin rencontrés et Bruxelles, ça a été le début de la filière.”
La mise à mort de cette TVA à taux plein devient le cheval de bataille de tous les acteurs du monde équestre. Mais pour réussir un tel tour de force, il faut aller taper aux portes des personnages les plus haut placés du Conseil de l’Union européenne, qui réunit les gouvernements des États membres et est seul décisionnaire sur ce sujet.
Les registres de transparence de l’Union européenne gardent la trace de ces réunions. Par exemple, entre 2017 et 2020, deux membres de la Fédération française d’équitation se déplacent à Bruxelles. Frédéric Bouix, le directeur général et Catherine Bonnichon-de Rancourt, chargée des affaires européennes, rencontrent Pierre Moscovici, Commissaire en charge de la fiscalité et les membres de la Représentation Permanente de la France auprès de l’Union européenne.
“Très grande zone de risque”, selon l’AFA
Pour gagner l’attention des décideurs politiques, les différents groupes de la filière équine vont également faire appel à des cabinets de lobbying. Et ils ne lésinent pas sur les moyens.
Par exemple, la Fédération française d’équitation fait appel au puissant lobbyiste Thierry Coste. L’homme est devenu célèbre après que ses interventions pour le lobby de la chasse auprès du président ont poussé Nicolas Hulot à démissionner de son poste de ministre de l’Environnement en 2018.
Mais s’offrir les services d’un homme qui se targue de “murmurer à l’oreille du président” a un coût : 12 500 euros par mois pendant cinq ans. Cette belle somme n’a fait l’objet que d’une convention d’un an entre le cabinet de lobbying et la FFE, selon un rapport de l’Agence française anticorruption, dont Les Surligneurs ont déjà révélé les grandes lignes.
Pourtant, les années suivantes, les factures d’honoraires continuent à être payées sans “aucun support contractuel”, une pratique jugée comme étant une “très grande zone de risque” par l’AFA. Contactée par Les Surligneurs, la FFE explique qu’une “relation contractuelle n’est pas nécessairement formalisée par un contrat ou un écrit, sauf dans les cas où la réglementation le prévoit.” Thierry Coste, lui, assure que ses contrats impliquent toujours une reconduction tacite. “Mais qu’on peut cesser sur l’instant”, précise-t-il.
Discrète exception fiscale
Malgré cet impair contractuel, les lobbyistes du monde équestre internes et externes aux structures redoublent d’effort pour mobiliser les décideurs politiques. Pour Thierry Coste – qui n’a pas travaillé que sur la question de la TVA pour la FFE – la spécificité de ces dossiers est la pluralité d’acteurs auxquels il faut s’adresser. “La filière équine est au carrefour des enjeux, commente-t-il. Il faut aller voir le ministère de l’Économie, celui de l’Agriculture ou encore celui du Sport et de la Jeunesse.”
Plusieurs eurodéputés français sont réceptifs aux requêtes et partagent le combat de la filière. Un groupe “Cheval” voit le jour au Parlement européen en 2016 sous l’impulsion de Michel Dantin (UMP), Eric Andrieu (PS) et Jean Arthuis (UDI) (ce dernier deviendra le “monsieur Cheval” d’Emmanuel Macron par la suite). “Tous les partis étaient d’accord. Il n’y avait plus d’opposition, analyse l’un des acteurs qui a directement participé à ce lobbying européen. Ça a permis à Emmanuel Macron de pouvoir avancer sur ce dossier.”
Ainsi, la France va profiter de sa présidence au Conseil de l’Union européenne, pour porter le sujet à l’ordre du jour et l’intégrer dans la révision de la directive sur le système commun de TVA. C’est désormais possible pour la France de baisser sa TVA pour les activités équestres. Trop génial !
Une bataille, mais pas la guerre
Un lobbying rondement mené. Mais ça n’est pas encore gagné non plus. Car la directive TVA n’oblige pas les États à baisser la TVA, mais laisse simplement la possibilité à chacun de le faire. La bataille doit donc se poursuivre au Parlement français.
Mais le dossier, à présent dans les mains du gouvernement français, piétine. En effet, une telle baisse demande un effort pour les finances de l’État. Passer d’une imposition de 20% à 5,5% est un manque à gagner si on prend en compte tous les segments de la filière équine.
Selon le gouvernement, cela se chiffrerait à 200 millions d’euros de perte de revenus pour les finances publiques. À titre de comparaison, c’est presque autant que les coupes budgétaires au sein du ministère de la Culture en 2024.
Résultat, ce même gouvernement qui a fait passer dans la loi européenne la baisse de la TVA, refuse cette fois de l’intégrer dans le droit français. Un gros coup dur pour les représentants des filières.
Un refus qui rend parfois les échanges tendus au Palais du Luxembourg : “Monsieur le ministre, vous nous faites un refus d’obstacle !”, s’emporte Jérôme Bascher, sénateur LR, dans l’hémicycle. Mais la filière équine n’a pas dit son dernier mot.
Fabrique de la loi
Le lobbying va alors de nouveau s’intensifier. Si le gouvernement rechigne, il faut s’appuyer sur les parlementaires. Et pour cela, quoi de mieux qu’une mobilisation générale de la filière. Les centres équestres sont mobilisés pour appeler leurs sénateurs et députés à la rescousse. On leur demande d’envoyer une lettre toute prête à trous, comme cet exemple que l’on trouve sur le site de la FFE.
Le monde équestre peut également compter sur le soutien du premier syndicat agricole français, la FNSEA, qui a une branche dédiée aux agriculteurs équins (Fédération nationale du cheval). Dans un amendement d’octobre 2023, on trouve une petite coquille. On peut lire : “Cet amendement a été réalisé avec la FNSEA”.
Le résultat est sans appel : entre 2022 et 2023, le nombre d’amendements et de questions au gouvernement sur la question explose : 50 la première année et 150 la seconde. Les arguments sont toujours les mêmes et semblent la plupart du temps copiés-collés.
Face à cet intense lobbying, rares sont les voix dissonantes. Isabelle Briquet, sénatrice socialiste de la Haute-Vienne, en fait partie : “J’étais dubitative, explique-t-elle aux Surligneurs. La TVA réduite, c’est pour les activités essentielles et ça me semblait incongru au regard du reste, car c’est une activité somme toute élitiste.”
Les finances publiques ne s’améliorent pas : impossible de justifier une facture aussi importante. Qu’à ne cela tienne, une partie de la filière va choisir de faire cavalier seul. “Serge Lecomte [président de la FFE, ndlr] a trouvé que ça n’avançait pas, développe Olivier de Seyssel. Certains ont commencé à avancer des arguments comme quoi les centres équestres étaient un peu handicapés à tirer le reste de la filière.”
Il faut dire que réduire la TVA à 5,5% pour les seuls centres équestres coûterait 30 à 35 millions d’euros selon le gouvernement. Une réduction substantielle par rapport aux 200 millions annoncés pour l’ensemble de la filière. “Les gens des courses ont été mis de côté, juge une habituée des courses en trot. Le Groupement Hippique National [syndicat de centres équestres, ndlr], il roule pour lui.”
Niveau com’, ce compromis semble plus facile pour le gouvernement. Si l’équitation – avec ses 600 000 licenciés en France – a une image un peu plus populaire, des filières comme celle de la course jouissent d’une réputation beaucoup plus élitiste, note le président de la Filière Cheval, Olivier de Seyssel. “L’image que les gens ont des courses, ce sont des ventes à des prix astronomiques. Mais des ventes à plus d’un million d’euros comme ça, ce n’est même pas cinq par an. À côté de ça, il y a des milliers de naissances par an à des prix entre 8 000 et 15 000 euros.”
Avide de ne pas froisser complètement le monde du cheval et ses parlementaires compatissants, et après un premier refus dans la loi de finances de 2023, le gouvernement finit par accepter le compromis. L’amendement sur la TVA réduite finit par être intégré dans la loi de finances de 2024 (adoptée par 49-3), et applicable à partir du 1er janvier 2024. Mais elle ne s’applique qu’à l’enseignement et la pratique de l’équitation. Exit les courses.
Si pour certains, la pilule n’est clairement pas passée, la filière sport-loisir continue de faire partie de tous les groupes de travail autour de la filière équine. Olivier de Seyssel, le président de la Filière Cheval, dément toute rupture entre les filières et se veut conciliant. “J’en conclus qu’ils ont fait un meilleur lobbying étant donné qu’ils l’ont obtenu. C’est dommage que le reste de la filière ne l’ait pas obtenu, mais il faut qu’on utilise cette avancée comme un argument à faire valoir pour les autres.”
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