En réaffirmant la primauté du droit européen, les juges de la Cour de justice de l’UE ont-ils commis un « coup d’État » ?

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prête serment, le 13 janvier 2020, à la Cour de justice de l'Union européenne à Luxembourg. (Photo : John Thys / AFP)
Création : 30 décembre 2024
Dernière modification : 31 décembre 2024

Autrice : Lucie Renoux, master droit international et droit européen à Lille

Relecteurs : Guillaume Baticle, doctorant en droit public, université de Poitiers

Vincent Couronne, docteur en droit européen, enseignant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste

La CJUE n’a pas opéré un « coup d’État » juridictionnel en affirmant que les juges nationaux ont le pouvoir et le devoir d’écarter les décisions de leur Cour constitutionnelle contraires au droit de l’Union européenne. Cette position repose sur des principes fondamentaux du droit de l’Union, tels que la primauté et la coopération loyale. Mais ces principes sont de plus en plus critiqués.

En septembre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu une décision qui a fait couler beaucoup d’encre. En jugeant que les citoyens de l’UE ont le droit de saisir un juge de leur pays, elle énonce que le juge d’un État membre peut appliquer le droit de l’Union européenne, même s’il est contraire aux décisions des Cours constitutionnelles nationales.

Sur les réseaux sociaux, certains dénoncent un « coup d’État » de la CJUE, estimant que cette décision renie le droit des nations au profit du droit européen. Comme Les Surligneurs le rappellent régulièrement, il est tout à fait possible de critiquer le fonctionnement de l’Union européenne, ou celui de la Cour de justice de l’Union européenne.

Pour autant, au regard des traités qui fondent l’Union européenne et, plus encore, de la jurisprudence de la CJUE, l’affirmation selon laquelle les juges nationaux ont le pouvoir et le devoir d’écarter les décisions de leur Cour constitutionnelle lorsque celle-ci méconnait le droit de l’Union européenne ne constitue pas un « coup d’État » juridictionnel.

En effet, elle s’appuie sur des principes solidement établis dans le droit de l’Union européenne, notamment le principe de primauté et l’obligation de coopération loyale, consacrés dès les premières décennies de la construction européenne.

Principe de primauté du droit

Le principe de la primauté du droit de l’Union européenne sur les droits nationaux est posé par l’arrêt Costa contre ENEL (CJCE, 1964) : « À la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leurs juridictions. »

En raison de sa « nature spécifique originale », le droit de l’Union, « issu d’une source autonome, ne pourrait […] se voir opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même ».

Un simple rappel des principes de l’ordre juridique européen

Par cette affirmation, la CJUE agit dans le cadre de ses compétences, s’appuyant sur sa jurisprudence antérieure et sur les principes consacrés par les traités européens. C’est tout le contraire d’un coup d’État qui est une action illégale et souvent soudaine.

Le principe de primauté, bien qu’il n’ait jamais été explicitement inscrit dans les traités, est néanmoins mentionné dans la Déclaration n°17 annexée au Traité de Lisbonne (2007), une déclaration qui n’a pas de valeur contraignante, mais qui a été malgré tout adoptée à l’unanimité par les États membres, reconnaissant que la primauté est un « principe fondamental » de l’Union européenne.

Ils s’accordent à dire que « selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, les traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des États membres, dans les conditions définies par ladite jurisprudence ».

Or, cette jurisprudence — l’ensemble des décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne — affirme la primauté des règles européennes sur les constitutions nationales. L’arrêt Internationale Handelsgesellschaft, rendu en 1970, affirmait déjà que certaines règles priment sur les constitutions nationales.

Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, l’article 19 paragraphe 1 du Traité sur l’Union européenne confie à la CJUE la mission d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités ».

Cela inclut l’obligation pour les États membres de garantir l’accès à une protection juridique effective pour leurs citoyens, ce qui implique des recours pour faire valoir les droits issus de l’UE au niveau national.

L’obligation pour les États membres de respecter le droit de l’Union européenne, qui prime sur leurs droits nationaux, n’est pas nouvelle, et la CJUE dispose bien de la compétence pour en assurer le respect.

Les juges nationaux pris entre deux feux

Les juges nationaux, qualifiés de « juges de droit commun de l’Union européenne », sont ainsi tenus de veiller à l’application uniforme du droit européen. Le principe de coopération loyale (prévu à l’article 4 du Traité sur l’Union européenne (TUE)) est renforcé par le mécanisme de renvoi préjudiciel établi à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Ce mécanisme oblige, dans certains cas, les juridictions nationales de dernier ressort, y compris les cours constitutionnelles, à poser des questions à la CJUE pour obtenir des clarifications sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union européenne.

Une photographie de la Cour de justice de l’Union européenne en 2014. (Photo : John Thys / AFP)

 

Si, lors de ce contrôle, la CJUE estime qu’une disposition de droit national est contraire au droit de l’Union européenne, le principe de primauté du droit de l’UE s’applique. Ce principe a été renforcé par l’arrêt Simmenthal (1978), dans lequel la Cour a affirmé que les juridictions nationales doivent écarter toute disposition nationale contraire au droit de l’Union, sans attendre l’intervention d’une autre autorité nationale.

Cependant, les juges nationaux sont également les garants de l’ordre constitutionnel national, en vertu des législations et des constitutions nationales. Cette double responsabilité, qui fait que les juges nationaux doivent en même temps appliquer le droit national et le droit de l’Union européenne, a inévitablement suscité des réticences de la part de certains États membres, qui perçoivent parfois cette primauté comme une atteinte à leur souveraineté juridique.

Ce conflit de loyauté était bien visible dans une affaire portée par un tribunal bulgare devant la Cour de justice de l’UE : que faire lorsqu’un tribunal est pris entre une décision de sa juridiction supérieure et une décision de la CJUE qui lui impose une autre réponse ?

Dans sa décision, rendue en 2010 par la grande chambre, une formation composée d’un nombre plus important de juges qu’à l’accoutumée (donc pouvant être considérée comme faisant consensus chez les juges), la Cour de justice de l’UE considère que « le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale [soit liée] par des appréciations portées en droit par la juridiction supérieure, si elle estime […] que lesdites appréciations ne sont pas conformes au droit de l’Union ».

La réponse est claire : en France, une cour d’appel doit faire primer une décision rendue par la CJUE sur celle rendue par la Cour de cassation ou même le Conseil constitutionnel. La décision rendue cette année n’est donc pas nouvelle dans son principe.

Un rappel dans un contexte de défiance grandissante

Le rappel de la CJUE en 2024 intervient dans un contexte de tensions croissantes avec certains juges nationaux, qui ont parfois remis en cause l’autorité du droit de l’Union. Bien que les États membres aient globalement accepté le principe de primauté, ce processus a souvent été marqué par des réticences.

En France, le Conseil d’État a mis du temps à reconnaître la primauté du droit de l’Union, mais il a fini par le faire avec l’arrêt Nicolo (1989), affirmant ainsi la supériorité du droit de l’Union sur les lois nationales.

En ce qui concerne la primauté sur les constitutions, la France, comme d’autres États membres, ne l’admet pas directement en raison de sa sensibilité, mais l’intègre par la reconnaissance de la nature spécifique de l’UE, comme indiqué à l’article 88-1 de la Constitution française.

Dans l’arrêt French Data Network, cette spécificité de l’UE est reconnue, mais le Conseil d’État rappelle également la place centrale de la Constitution dans l’ordre juridique interne, soulignant en creux la sensibilité de la coordination entre ces deux ordres juridiques qui n’expriment pas toujours la même volonté.

Le Conseil d’État, à Paris, en 2018. (Photo : Bertrand Guay / AFP)

 

Cependant, plusieurs États membres ont récemment remis en cause cette primauté. En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a contesté en 2020, dans l’affaire Weiss, une décision de la CJUE relative aux politiques monétaires de la BCE, affirmant que la CJUE avait outrepassé ses compétences.

En Pologne, dans une décision du 7 octobre 2021, la Cour constitutionnelle polonaise a explicitement refusé d’appliquer des décisions de la CJUE, les jugeant contraires à la Constitution polonaise.

Cette position remet en cause de manière directe le principe de primauté, en s’attaquant notamment à l’article 1 du TUE, qui constitue le fondement de l’intégration européenne. Ce refus s’est aussi inscrit dans un contexte plus large de remise en cause de l’État de droit en Pologne, particulièrement en ce qui concerne l’indépendance de la justice. Des positions souverainistes que le nouveau Premier ministre polonais Donald Tusk semble ne pas partager.

 

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