Législatives 2024 : En cas de majorité absolue du RN, “le Président peut être placardisé facilement”
Autrice : Clotilde Jégousse, journaliste
Lors des cohabitations passées, le Président de la République et le chef du Gouvernement se sont partagé les pouvoirs. Il ne faut toutefois pas s’y méprendre : s’il fait une lecture littérale de la Constitution, Jordan Bardella peut prendre les manettes du pays.
“La victoire est possible et l’alternance à portée de main”. Jordan Bardella ne pouvait sans doute pas mieux résumer le résultat sorti des urnes, dimanche 30 juin à 20 heures. Au terme d’une campagne éclair, les voix de 10,8 millions de Français se sont portées vers le Rassemblement National, arrivé en tête du premier tour des élections législatives avec 33,15% des suffrages exprimés.
Chaque institut de sondage en est alors allé de sa projection, pour tenter de savoir combien de sièges le parti lepéniste pourrait occuper à l’issue du second tour le 7 juillet. Selon Ifop-Fiducial et Ipsos-Talan, le Rassemblement National manquerait la majorité absolue d’une courte tête (avec 280 sièges maximum, contre 289 nécessaires pour emporter l’hémicycle). Selon une étude Elabe en revanche, il pourrait occuper jusqu’à 310 sièges, et ainsi plonger la France dans une période de cohabitation.
Dans une telle hypothèse, la question du partage des pouvoirs entre Emmanuel Macron et Jordan Bardella – déjà désigné comme Premier ministre par le Rassemblement National – se poserait. Depuis 1958, les trois périodes de cohabitation ont été régies selon un principe communément accepté : la politique intérieure au Premier ministre, les affaires extérieures au Président de la République.
“Pendant la période de cohabitation de 1986 à 1988, François Mitterrand a par exemple gardé le leadership sur la politique européenne, ne serait-ce que par les relations personnelles qu’il avait nouées avec le Chancelier ouest-allemand Helmut Kohl, explique Mathias Bernard, historien spécialiste de l’histoire politique de la France contemporaine. Le couple était le moteur de l’Union européenne, et Jacques Chirac Premier ministre n’a jamais été au cœur du réacteur”.
“Le problème, c’est que cette répartition des fonctions n’est pas celle qui est retenue par la Constitution”, pointe Bertrand-Léo Combrade, Professeur de droit public à l’université de Poitiers et spécialiste du droit constitutionnel. Selon le juriste, “d’un strict point de vue juridique, il est erroné de considérer qu’il existe un ‘domaine réservé au Président de la République’ en matière de relations extérieures. Il n’existe pas”. Et d’ajouter : “Concrètement, si dans une semaine le nouveau Premier ministre se présente devant le Président et lui dit ‘c’est moi qui vais conduire la politique extérieure de la France’, il pourra invoquer un certain nombre de dispositions constitutionnelles”.
“Arbitre au-dessus des contingences politiques”
Depuis 1958, les différents chefs de l’État – le général de Gaulle en chef de file – ont eu une lecture hyper présidentialiste des institutions de la Cinquième République, avec une très faible marge de manœuvre pour le Premier ministre. Si cette pratique est entrée dans l’imaginaire collectif, la Constitution prévoit pourtant que c’est le Gouvernement qui “détermine et conduit la politique de la Nation”, selon son article 20. Une formulation qui recouvre, contrairement à la pratique qui en a été faite ces dernières années, “aussi bien la politique intérieure que la politique extérieure” du pays, précise Bertrand-Léo Combrade.
À l’inverse, le Président de la République est, lui, essentiellement envisagé par les textes “comme un arbitre au-dessus des contingences politiques”, rappelle-t-il. L’article 5 de la Constitution prévoit en effet qu’il “assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État”. En conséquence, beaucoup de ses fonctions prévues par le constituant peuvent être interprétées comme étant principalement honorifiques.
C’est notamment le cas de l’article 15, qui prévoit qu’il est “le chef des armées”. Un titre qui doit se lire en ayant à l’esprit l’article 21, selon lequel le Premier ministre est “responsable de la Défense nationale”, et l’article 20, qui prévoit qu’il “dispose de l’administration et de la force armée”. S’agissant de la politique militaire, si la Constitution est appliquée suivant une lecture primo-ministérielle – qui donne la priorité au Premier ministre –, c’est donc Jordan Bardella qui pourrait prendre la plupart des décisions. Cette subtilité, le Rassemblement National l’a d’ailleurs bien à l’esprit : dans une interview donnée il y a quelques jours au Télégram, Marine Le Pen a prévenu que “sur l’Ukraine, le Président ne pourra pas envoyer de troupes”, après avoir indiqué qu’il s’agissait d’une “ligne rouge” pour Jordan Bardella.
De la même manière, si l’article 52 prévoit que c’est le Président qui “négocie et ratifie les traités”, il ne lui donne pas le pouvoir de décider de leur contenu. Le deuxième alinéa indique d’ailleurs qu’il est “informé de toute négociation tendant à la conclusion d’un accord international soumis à ratification”. Dans le cadre d’une cohabitation dite “dure”, Emmanuel Macron pourrait “n’être que l’écho de ce que Jordan Bardella aura négocié avec son gouvernement et de ce que l’Assemblée Nationale aura délibéré. Il n’aura aucune marge de manœuvre”, indique Bertrand-Léo Combrade. Et si Emmanuel Macron décidait de ne pas en tenir compte ? “Le Premier ministre pourrait demander à l’Assemblée Nationale d’ouvrir une procédure de destitution”, prévient l’universitaire. L’article 68 de la Constitution prévoit en effet que le Président de la République, en cas de “manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat”, peut être destitué par le Parlement réuni en Haute Cour, à la majorité des deux tiers.
“C’est le Premier ministre qui décide in fine”
Sur la scène intérieure aussi, Jordan Bardella pourrait diriger les opérations. À commencer par la nomination du Gouvernement : l’article 8 de la Constitution prévoit que le Président de la République nomme les membres du Gouvernement “sur la proposition du Premier ministre”. Une nouvelle fois, il est d’usage qu’il y ait une discussion entre le chef de l’exécutif et celui du Gouvernement. Lors des trois dernières cohabitations, un droit de regard a chaque fois été consenti par le Premier ministre concernant la nomination des ministres des Affaires étrangères et de la Défense. “Des profils souvent ‘techniques’ comme Jean-Bernard Raimond en 1986 ou Hubert Védrine en 1997, qui n’étaient pas des personnalités frontalement engagées dans le débat politique, ont été choisis”, se souvient Mathias Bernard. Toutefois, pour Bertrand-Léo Combrade, “Si l’on fait une lecture littérale et conforme à l’esprit du parlementarisme classique, le chef de l’État se contente d’enregistrer le choix du Premier ministre”.
Même chose concernant l’inscription de projets de lois, d’ordonnances et de décrets à l’ordre du jour du Conseil des ministres. S’il est prévu que le Président de la République “préside le Conseil des ministres” (article 9 de la Constitution), et qu’il “signe les ordonnances et les décrets” qui y sont délibérés (article 13), il ne s’agit une nouvelle fois que d’une compétence formelle. “Si l’on en fait une lecture primo-ministérielle, le Président distribue la parole, et c’est le Premier ministre qui décide in fine”, explique Bertrand-Léo Combrade.
Là aussi, la pratique s’est écartée de la lettre. Lors de la première cohabitation en 1986, François Mitterrand, Président socialiste, refuse d’inscrire à l’ordre du jour des ordonnances ayant pour objet la privatisation de certaines entreprises publiques, présentées par Jacques Chirac, Premier ministre issu de la droite. Dans une interview donnée le 14 juillet 1986 – qualifiée de “pétard politique” par les journalistes de l’époque – François Mitterrand dit ne pas pouvoir accepter “que demain, alors que l’on fabrique des produits nécessaires à l’indépendance nationale, on puisse les retrouver dans les mains de l’étranger”. Et de conclure : “la conscience que j’ai de l’intérêt national passe avant toute autre considération”.
Bien que Jacques Chirac ait fini par renoncer et par transformer ces ordonnances en projets de lois adoptés par le Parlement, rien ne dit que la même chose serait vraie demain. “Si le Président juge un décret ou une ordonnance inacceptable, et s’appuie sur le précédent de François Mitterrand, Jordan Bardella pourrait lui opposer sa lecture de la Constitution”, prévient Bertrand-Léo Combrade. En cas de refus, le spectre de la procédure de destitution du Président pourrait à nouveau être agité par le patron du Rassemblement National.
Si le parti lepéniste obtient la majorité absolue à l’issue du 7 juillet, “le Président Macron peut donc être placardisé facilement”, résume l’universitaire. Et Mathias Bernard d’ajouter : “Au moins dans un premier temps, le Président sera politiquement et personnellement affaibli. Politiquement, parce qu’il y a eu un vote sanction. Personnellement, parce que la décision de dissoudre a entamé sa crédibilité, y compris dans son propre camp, comme la dissolution incomprise de Jacques Chirac en avril 1997 l’avait fait.” Une chose est sûre : la cohabitation sera le théâtre d’un âpre combat sur le sens à donner aux articles de la Constitution.
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