Elon Musk, X, et Thierry Breton
Auteur : Pierre-Louis Fessol, master de droit des médias électroniques, Aix-Marseille Université
Relecteur : Philippe Mouron, maître de conférences en droit privé, Aix-Marseille Université, Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC)
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani, Loïc Héreng et Guillaume Baticle
“En Europe, l’oiseau volera selon nos règles européennes”.
Il y a presque un an, le 28 octobre 2022, ce tweet de Thierry Breton, commissaire européen du marché intérieur, reflétait l’influence que l’Union européenne aimerait exercer dans la construction du Twitter version Elon Musk. Il constituait l’une des nombreuses réactions de personnalités européennes face à la politique de modération menée par le nouveau dirigeant. Depuis le rachat effectif de Twitter par Elon Musk, ce réseau social est au cœur de l’actualité et des polémiques. En cause, une vague de liberté totale “made in Elon Musk” venant secouer la réglementation européenne et notamment la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Mercredi 11 octobre, Thierry Breton a enfoncé le clou sur X (ex-Twitter), avec un courrier adressé à Elon Musk le menaçant de sanctions face à la passivité de X à lutter contre les contenus illégaux et la désinformation sur l’attaque perpétrée par le Hamas en Israël.
Sous influence libertarienne, Elon Musk souhaite, selon ses termes, transformer X en “une place publique numérique commune où un large éventail de croyances peut être débattu de manière saine, sans recourir à la violence“. Cette vision heurte celle de l’Union européenne, comme le rappelait Emmanuel Macron pendant l’émission américaine Good Morning America : “La liberté d’expression et la démocratie reposent sur le respect et l’ordre public. Vous pouvez manifester, vous pouvez vous exprimer librement, vous pouvez écrire ce que vous voulez, mais il y a des responsabilités et des limites“. Ainsi, le cœur du débat est centré sur la gestion de Twitter par son dirigeant qui représente une source d’inquiétude pour le vieux continent.
Une politique de modération désormais automatisée
Après avoir rompu entre 4 400 et 5 500 contrats de prestataires, qui entre autres s’occupaient de la modération du réseau social, il reste aujourd’hui moins de 2 000 modérateurs à travers le monde. Elon Musk privilégie une modération automatisée pour déréférencer les contenus haineux sur le site. Ces contenus seraient ainsi autorisés, à la réserve près qu’ils ne seraient plus accessibles sur le fil d’actualité des individus, uniquement sur leur profil et donc démonétisés.
L’ère Musk marque aussi la fin de la politique de modération vis-à-vis de la crise du Covid-19 et la lutte contre la désinformation relative aux vaccins. Rappelons qu’auparavant il était interdit sur Twitter d’utiliser les services pour partager des informations fausses ou trompeuses sur le Covid-19 susceptibles d’entraîner un préjudice.
De plus, près de 12 000 comptes antérieurement bannis ont été rétablis, 50 000 autres comptes bannis pourraient suivre. Parmi ceux-ci, on peut citer des comptes de suprémacistes blancs, de néo-nazis, ou bien le compte de Donald Trump. Tous ces comptes rétablis ont pu profiter de l’accès à l’abonnement de “Twitter Blue” permettant une visibilité accrue.
Une modération automatisée qui montre déjà des faiblesses
Ce cocktail de modération a rapidement montré ses limites. Selon le New-York Times, les contenus haineux sont déjà massivement diffusés sur la plateforme. L’étude menée par le Center for Countering Digital Hate démontre cette tendance à la hausse : lors de la première semaine sous la direction d’Elon Musk, on a ainsi enregistré 26 228 Tweets et re-tweets mentionnant le mot N*gger (traduisible par “négros”), soit une multiplication par 3 en 2022 ; une augmentation de 60 % des messages antisémites ; 4000 tweets homophobes par jour, soit une progression de 58%. Les contenus terroristes sont également en expansion. Selon le Global Network on extremism and technology, lors des premiers jours de Twitter sous le règne Elon Musk, 450 nouveaux comptes de l’État islamique ont été détectés, soit une augmentation de 69 %.
Cette expansion des contenus terroristes sur la plateforme ainsi que la diminution de la modération pourraient mettre à mal la conformité de Twitter vis-à-vis du devoir de lutte contre ces contenus. En effet, le règlement dit “TCO” (“terrorist content online”), applicable depuis le 7 juin 2022, impose aux plateformes en ligne le retrait dans l’heure des contenus terroristes ou leur blocage dans l’Union européenne. Le non-respect de cette obligation peut entraîner une amende allant jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise.
Elon Musk a réfuté ces chiffres : selon lui, “les visionnages de discours haineux (nombre de fois où le tweet a été vu) continuent de diminuer, malgré une augmentation significative du nombre d’utilisateurs ! La négativité devrait obtenir et obtiendra moins de portée que la positivité“. Il ajoute : “Les discours haineux représentent moins de 0,1 % de ce qui est vu sur Twitter“.
L’Union européenne sévit
Thierry Breton, chargé de mettre en œuvre le Digital Services Act, a eu un échange en visioconférence avec Elon Musk, pour lui rappeler les grands principes de ce règlement.
Premier principe, Twitter doit concourir à la lutte contre les contenus illicites en introduisant un outil facilitant leur signalement. Il devra aussi coopérer avec des “signaleurs de confiance”, dont le rôle est d’apporter une expertise dans le signalement des contenus. Deuxième principe, la transparence de la politique de modération, avec l’obligation de créer un système interne de traitement des réclamations permettant aux utilisateurs de contester une sanction de la plateforme. Le fonctionnement des algorithmes et leur utilisation pour cibler des contenus publicitaires doivent être connus des utilisateurs et de la Commission Européenne. Pour finir, le troisième principe est la participation active à l’atténuation des risques de désinformation et à la prévention des crises : codes de conduite, promotion des informations vérifiées, suppression des comptes véhiculant de la désinformation, etc.
Le résultat de cet échange entre Thierry Breton et Elon Musk a permis d’espérer qu’Elon Musk se conformerait au DSA. Mais X a finalement quitté le Code de bonnes pratiques contre la désinformation de la Commission européenne, prévu justement pour assurer le respect du DSA.
Emmanuel Macron rappelle Elon Musk à ses obligations
Lors de sa visite aux USA, le président de la République et le dirigeant de X ont pu se rencontrer en Louisiane. Elon Musk a ainsi confirmé la participation de X à l’appel de Christchurch, qui est un mouvement composé d’États, d’entreprises et d’ONG luttant contre la diffusion des contenus terroristes et extrémistes sur internet. En participant à cet appel, Twitter s’engage au retrait immédiat des contenus terroristes, et à vérifier que les algorithmes ne suggèrent pas aux utilisateurs des contenus extrémistes. Elon Musk a également promis la mise en place d’outils plus efficaces de vérification de l’âge des utilisateurs, de détection des prédateurs sexuels et de lutte contre le cyberharcèlement.
L’affaire Elon Jet : de la liberté exacerbée à la censure
La dernière décision d’Elon Musk soulève une grande inquiétude pour le futur de l’oiseau bleu en Europe : Elon Musk a suspendu plusieurs comptes de journalistes américains appartenant à CNN, New York Times ou le Washington Post qui avaient tweeté sur la décision de suspendre le compte qui relayait les trajets du jet d’Elon Musk. Le compte “Elon Jet” utilisait des données publiques pour indiquer de façon automatique l’emplacement du Jet d’Elon Musk. Elon Musk disant craindre pour sa sécurité ainsi que celle de sa famille, a justifié ces suspensions par le “doxing” (divulgation d’informations personnelles sur un individu sur internet sans son accord).
Au départ suspendu pour sept jours, Elon Musk s’est une nouvelle fois tourné vers les abonnées de son compte Twitter pour choisir la durée de la suspension. Finalement, la twittosphère a parlé, et les “comptes qui avaient publié la localisation vont voir leur suspension levée”. Ainsi, le rétablissement des comptes devrait avoir lieu rapidement.
Reste que la décision d’Elon Musk a engendré une colère au sein de l’Union européenne mais aussi à l’international. Le franchissement de la ligne rouge est proche. Le blocage de journalistes constitue une entrave à la liberté de la presse ainsi qu’au pluralisme des médias.
Le porte-parole du secrétaire général de l’ONU a qualifié ces suspensions de “dangereux précédent”. De plus, l’Union européenne est unanime : il y a “un problème avec Twitter” selon le ministre allemand des Affaires étrangères, qui estime aussi que “la liberté de la presse ne doit pas être activée et désactivée à convenance”.
De plus, la vice-présidente de la Commission européenne a qualifié cette décision “d’inquiétante” et invité Elon Musk à ne pas franchir ”la ligne rouge” sous peine de sanction. Outre le Digital Services Act qui protège les droits fondamentaux sur les plateformes en ligne, la vice-présidente évoque le Media Freedom Act, un texte européen en cours d’élaboration, et qui, au vu du contexte, devient plus que légitime.
Ce projet de règlement prévoit entre autres la protection de l’indépendance éditoriale, la protection du pluralisme des médias, l’interdiction de l’utilisation de logiciels espions contre les médias. Enfin, la protection des contenus médiatiques en ligne impose aux très grandes plateformes de justifier les décisions de retrait d’article de presse dès lors qu’il n’y a pas de désinformation.
Cet article est une republication et a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec le Master 2 Droit des médias électroniques de l’Université d’Aix-Marseille. Plus d’articles peuvent être consultés sur le site internet de l’Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC)
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.