Des gendarmes ont-ils retiré leur casque en signe de soutien aux agriculteurs ?
Auteur : Nicolas Turcev, journaliste
Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Nicolas Turcev, journaliste
Source : Compte Facebook, le 15 décembre 2025
De nombreux internautes affirment que des gendarmes mobilisés sur une opération d’abattage de bovins en Ariège ont retiré leur équipement en signe de soutien aux manifestants. Le ministère de l’Intérieur dément, lui, toute fraternisation. Qu’en est-il réellement ?
Un internaute en a fait un hymne écouté près de 100 000 fois. Depuis bientôt deux semaines, le récit de la fraternisation supposée de sept gendarmes avec des agriculteurs opposés à une opération d’abattage de bovins fait le tour de la toile. Le démenti apporté par le ministre de l’Intérieur, Laurent Nunez, le 15 décembre, selon lequel les militaires ont fait preuve d’un « grand professionnalisme », n’a pas freiné la publication de contenus exaltant le geste de ces prétendus « héros ».
Après tout, la place Beauvau est une source officielle, mais pas impartiale, comme le rappelle le sociologue spécialiste du maintien de l’ordre, Sébastien Roché. « [Le ministère de l’Intérieur] est engagé dans une bataille réputationnelle dont le but est de souligner la loyauté des forces de l’ordre à l’Etat plus que d’énoncer la vérité. […] On l’a vu avec Sainte-Soline, il est très facile de retrouver des déclarations insincères. Et des gendarmes ont déjà pu désobéir à des ordres. Donc il faut pouvoir vérifier. » Les Surligneurs s’y sont employés.
Une ferme ariégeoise au centre de la contestation
Tout démarre le 9 décembre dernier. La préfecture de l’Ariège annonce qu’un foyer de dermatose nodulaire contagieuse (DNC) s’est déclaré dans une exploitation située près de la commune des Bordes-sur-Arize. Le verdict tombe : comme le prévoit la politique sanitaire du gouvernement, la totalité du cheptel, soit 208 vaches, doit être abattu pour stopper la circulation de la maladie.
Très vite, la Coordination rurale appelle à la mobilisation pour tenter de stopper l’opération, suivie par la Confédération paysanne. Les agriculteurs venus en soutien dressent des barrages aux abords du site et sur les routes menant à l’exploitation. En quelques heures, la ferme ariégeoise devient l’épicentre de la contestation du monde paysan au protocole sanitaire d’abattage des élevages touchés par la DNC.
Après d’infructueuses négociations entre la chambre d’agriculture, le ministère de l’Agriculture et les exploitants, l’abattage est accepté par les propriétaires de l’exploitation, le 11 décembre. Pour autant, les agriculteurs venus en soutien – plusieurs centaines – maintiennent leur présence.
Repérés aux abords du site la veille, des escadrons de gendarmes mobiles, soutenus par des blindés, les fameux Centaures, sont déployés pour sécuriser l’exploitation et garantir l’abattage des vaches, comme le rapporte La Dépêche du midi.
En direct avec la Coordination rurale
Dès le début de soirée, des heurts éclatent entre les forces de l’ordre et des agriculteurs à proximité des barrages. Plusieurs médias filment les échauffourées, dont La Dépêche du midi, l’AFP et l’agence CLPresse. Mais aussi les équipes de Tocsin, qui se présente comme un « média indépendant alternatif ».
Le média décide de couvrir l’événement en direct sur sa page Youtube. Il prend l’antenne à 20h07. La caméra de Tocsin suit Pierre-Guillaume Mercadal, éleveur dans le Tarn-et-Garonne, soutien d’Eric Zemmour et condamné en 2024 à un an de prison avec sursis pour outrage – il aurait fait appel de sa condamnation.
Malgré des tirs sporadiques de grenades lacrymogènes, la situation aux abords de la ferme retransmise par Tocsin est globalement calme : agriculteurs et gendarmes se font face, ces derniers ayant visiblement réussi à franchir les barrages pour bloquer l’accès au site.
Les temps morts donnent alors lieu à des tentatives de dialogue des manifestants avec les forces de l’ordre. « On vous respecte, respectez-nous », « vous êtes avec nous », « mais pourquoi vous déposez pas les boucliers ? », plaident les agriculteurs.
Malgré le silence des uniformes, les animateurs de Tocsin et leurs interlocuteurs en duplex cherchent avec insistance à déceler d’éventuels signes de sympathie des gendarmes avec les manifestants. « Ils disent rien, mais il y en a beaucoup qui ont les yeux rouges, [et comme] ils ont des masques à gaz, je suis pas sûr que ce soit à cause des gaz », lance Pierre-Guillaume Mercadal.
« S’il y a en un qui arrive à poser le bouclier ou relever le casque, les autres suivront », pronostique, en plateau, le chroniqueur police de Tocsin et ancien policier, Alexandre Langlois. La présentatrice intime carrément aux gendarmes – qui ne l’entendent évidemment pas – de « lâcher [leurs] boucliers ». Quand finalement, à force de la prophétiser, la fraternisation entre forces de l’ordre et agriculteurs survient – en tout cas, selon les animateurs de Tocsin.
Une prophétie autoréalisatrice ?
L’événement se produit aux alentours de 20h50 : Pierre-Guillaume Mercadal s’approche d’un gendarme en position, puis l’embrasse – le plateau exulte. Quelques minutes plus tard, le reporter de Tocsin rejoue la scène : « Il y a un [gendarme] qui a enlevé son casque et son masque et qui a mis son bouclier à terre, […] c’était magnifique », affirme-t-il.
Seul hic : à l’image, on voit distinctement que le militaire est toujours équipé de son casque, visière levée, ainsi que de son bouclier, fixé à son bras gauche. Il n’empêche, le reporter soutient que « peut-être cinq [ou] sept » gendarmes auraient retiré leur équipement.
En plateau, l’animatrice ne prend pas de pincettes et annonce aux auditeurs avoir « vu ces sept gendarmes poser les armes devant les agriculteurs ». Ces militaires récalcitrants « vont payer très cher » leur « geste courageux », estime Alexandre Langlois, le chroniqueur police, qui relaie immédiatement sur son compte X la thèse des sept gendarmes réfractaires.
La publication décolle aussitôt et accumule des milliers de mentions « j’aime » en quelques heures. Au cours du week-end, le récit de Tocsin, qui repose sur les observations hésitantes et non vérifiées d’un de ses reporters, devient viral.
Le 14 décembre, un article du JDD enfonce le clou. Le journal d’extrême droite annonce sur son site que « sept gendarmes mobiles ont […] refusé d’intervenir, vendredi [l’intervention avait en réalité lieu le jeudi, ndlr], lors de la prise de contrôle de la ferme », et ajoute, comme Alexandre Langlois, qu’ils risqueraient « de lourdes sanctions ».
La polémique enfle et, le 15 décembre, en déplacement à Dijon, le ministre de l’Intérieur dénonce un « fake ». Il explique que « lors d’un moment de désescalade », des gendarmes « se sont décasqués et ont déposé le bouclier à leurs pieds », ce qui aurait été interprété comme un « renonce[ment] à mener l’action pour laquelle ils étaient là ».
Selon des informations obtenues par le site spécialisé La Voix du gendarme, que Les Surligneurs n’ont pas pu vérifier, « les militaires en question ont mis à profit un moment de désescalade, comme cela arrive souvent lors d’opérations de maintien de l’ordre pour se désaltérer et faire une pause dans une opération éprouvante ».
À la suite des déclarations de Laurent Nunez, le JDD a apporté un correctif à son article. Le journal écrit maintenant que « des informations selon lesquelles plusieurs gendarmes mobiles auraient refusé d’intervenir, relayées par le JDD, ont également parcouru la toile. Contactée, la Gendarmerie nationale affirme ‘qu’aucun militaire n’a désobéi aux consignes de la hiérarchie ou de l’autorité préfectorale’, précisant que ‘la séquence en question correspondait à un moment de désescalade des tensions, visant à permettre aux familles des agriculteurs de rejoindre leurs véhicules’. Des vérifications internes ont établi qu’aucun gendarme n’a refusé d’obéir aux ordres lors de l’intervention en Ariège. »
« Je l’aurais vu »
Le visionnage extensif des vidéos de la confrontation à Bordes-sur-Arize par Les Surligneurs n’a pas permis d’identifier sept gendarmes ayant retiré leur casque et déposé leur bouclier au cours de la soirée d’affrontements. Les acteurs de terrain contactés par la rédaction se montrent également sceptiques.
« Moi et ma collègue qui étions sur place n’avons rien vu de tel, et ce n’est pas apparu dans nos discussions avec les gendarmes », indique aux Surligneurs Faouzi Asmoun, l’un des journalistes de La Dépêche du midi qui a couvert le conflit. « Je pense que s’il y avait eu [un refus d’intervention], je l’aurais vu : il n’y a pas eu de gendarmes qui ont affiché de manière volontaire et visible leur soutien aux agriculteurs », complète-t-il.
« Je n’ai pas vu ça sur le terrain, mais impossible de confirmer [que ça n’ait pas eu lieu] », témoigne pour sa part Clément Lanot, de l’agence CLPresse. Une syndicaliste de la Confédération paysanne, présente à la manifestation, doute aussi de la version des événements avancée par Tocsin.
Ce n’est pas la première fois que le retrait des casques par des forces de l’ordre a pu être interprété comme un signe de soutien. Lors du mouvement des gilets jaunes, en 2018, la police et la gendarmerie ont expliqué à 20 Minutes qu’il s’agirait d’un geste « d’apaisement » et non d’un signe « d’adhé[sion] à une position politique ». « On l’enlève aussi de manière pratique pour se soulager, parce qu’il est très lourd à porter », précisait également la Gendarmerie nationale.
Le retrait du casque et le dépôt de bouclier ne figurent pas explicitement dans le Schéma national du maintien de l’ordre, mais le principe de désescalade apparaît tout de même dans une circulaire d’instruction de 2022 relative au maintien de l’ordre par les unités de gendarmerie. Cette méthode a aussi pu être évoquée par la Défenseure des droits lors d’une audition à l’Assemblée nationale comme un moyen de faire « baisser la tension ».
En résumé, s’il n’est pas possible d’infirmer avec certitude que des gendarmes mobiles ont déposé leurs boucliers en soutien à des manifestants en Ariège, il n’est pas non plus possible de l’affirmer : la lecture hâtive des événements par Tocsin, le média à l’origine de cette rumeur, mais aussi l’absence de preuves visuelles, les doutes formulés par les acteurs de terrain, ainsi que les démentis du ministère de l’Intérieur et de la Gendarmerie nationale, incitent à la prudence.
Contactés, Tocsin, la Coordination rurale et l’auteur de l’article du JDD n’avaient pas répondu à nos sollicitations au moment de la publication.
