Des drones ukrainiens sont-ils responsables de l’incendie d’une raffinerie russe à Oufa ?
Auteur : Nicolas Turcev, journaliste
Relectrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Fanny Velay, journaliste stagiaire
Source : Publication Facebook, le 3 mars 2025
D’après de nombreux internautes, le feu qui s’est déclaré, le 3 mars 2025, au cœur d’un site pétrolier russe, aurait été causé par une attaque ukrainienne. Mais les autorités locales démentent. Il est, pour l’instant, impossible de déterminer la cause exacte du sinistre.
Ce serait une preuve de l’efficacité de l’armée ukrainienne. Dans la nuit du 3 mars 2025, un large incendie se déclare à la raffinerie Ufimsky, à Oufa, capitale de la république du Bachkortostan, en Russie, à 1 400 kilomètres de la frontière ukrainienne. Les flammes sont aperçues par des témoins à des kilomètres à la ronde. Le responsable ? Des drones ukrainiens, à en croire de nombreux internautes.
L’armée ukrainienne, dans le cadre de son conflit avec la Russie, effectue depuis plusieurs mois des frappes en profondeur dans le territoire adverse grâce à ces armes volantes. Les militaires peuvent ainsi viser les infrastructures russes situées à l’arrière qui ravitaillent le front. Les raffineries figurent parmi les cibles privilégiées de ces offensives.
Il n’est donc pas illogique d’établir un lien entre le sinistre à Oufa et les capacités militaires ukrainiennes. Pourtant, au vu des informations actuellement disponibles, il est impossible d’affirmer avec certitude que le site pétrolier a été frappé par une attaque de Kyiv.
Les sources officielles se contredisent
Plusieurs médias et internautes s’appuient sur la même et unique source pour affirmer que l’incendie résulte d’une frappe ukrainienne. Sur son compte Telegram, le lieutenant Andriyv Kovalenko, chef de l’unité de lutte contre la désinformation de l’armée ukrainienne, affirme, dans la nuit du 2 au 3 mars, que « l’ennemi [la Russie, ndlr] fait état d’une frappe à Oufa. Des drones inconnus ont attaqué la raffinerie ».
Le message est accompagné d’une vidéo montrant un grand feu qu’il est facilement possible de situer à la raffinerie d’Oufa. De nombreux autres internautes et médias ont posté des images similaires, le 3 mars. Le site de la raffinerie est reconnaissable même dans la nuit grâce au grand et puissant lampadaire qui éclaire la structure.
- La vidéo floutée relayée par le chef de la cellule contre la désinformation ukrainienne
- La même vidéo, non floutée, reprise par le média local UFA1 pour sa couverture de l’événement
- Une autre vidéo d’un résident local utilisée par UFA1 pour couvrir l’événement
Dans le même temps, les autorités locales informent sur Telegram que l’antenne locale du ministère russe des Situations d’urgence a repéré l’incendie dans la zone de l’incinérateur et déploie ses agents sur le site. L’incident a fait un blessé.
Quelques heures plus tard, le président de la République du Bachkortostan, Radi Khabirov, annonce dans une réunion qu’aucune trace de drone n’a été trouvée sur les lieux de l’incendie, selon le média local UFA1. Le ministère des Situations d’urgence, chargé de déterminer les causes de l’incident, attribue plutôt le sinistre à une « défaillance technique ». La piste de l’attaque ukrainienne est donc réfutée par les autorités locales.
Sept drones ont toutefois bien été interceptés par les défenses russes dans la nuit du 2 au 3 mars dernier, selon le ministère de la Défense russe : trois dans la région de Lipetsk, deux dans celle de Rostov et deux également dans celle de Belgorod. Mais aucune mention n’est faite d’une attaque à Oufa, située à des centaines de kilomètres des zones visées cette nuit-là.
Même constat sur les canaux officiels ukrainiens. Dans une communication sur X (ex-Twitter) du 4 mars en référence à une autre salve d’attaques de drones, le ministère de la Défense de l’ancienne république soviétique se félicite des dégâts infligés aux infrastructures pétrolières adverses. Les régions de Rostov et de Samara sont citées, mais pas le Bachkortostan, où s’est produit l’incendie.
Contactés, les gouvernements russe et ukrainien n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
Peu de preuves conclusives
L’ONG Acled (Armed Conflict Location & Event Data), qui répertorie les évènements liés aux conflits politiques, a inclus l’incendie de la raffinerie d’Oufa dans sa base de données. Mais à la différence de la majorité des attaques de drones en territoire russe, elle n’attribue pas directement la frappe à l’armée ukrainienne, même si elle « suspecte » que ce soit le cas.
Si les sources officielles ne permettent pas d’établir avec certitude d’où provient l’incendie, les vidéos disponibles sur les réseaux sociaux peuvent-elles nous en dire plus sur l’origine de l’incident ? Les Surligneurs se sont penchés sur la question.
Des habitants d’Oufa et des villes alentour rapportent pour leur part au média local UFA1 avoir aperçu une large explosion. Cette information semble attestée par plusieurs vidéos, publiées par UFA1 et un autre média régional, la chaîne UTV. Sur au moins l’une d’entre elles, on peut reconnaître les tours de la raffinerie et son lampadaire. L’explosion se serait déroulée à 2h38 selon l’heure affichée, comme le suggèrent deux autres vidéos prises avec un autre angle. Les autorités locales n’ont pas confirmé la présence d’une explosion.
Les images de l’explosion présentent un schéma similaire. D’abord, on observe une première détonation, puis un temps d’arrêt, avant qu’une autre explosion survienne, créant un large halo de lumière au-dessus de la raffinerie. Enfin, l’onde de choc parvient jusqu’à la caméra, déclenchant l’alarme de certains véhicules et soulevant de la poussière.
Est-il possible de déduire l’origine de l’incident à partir de ces propriétés ? « Les vidéos ne permettent pas de distinguer la cause de l’explosion, qui pourrait tout aussi bien être accidentelle que le résultat d’une attaque », affirme aux Surligneurs le département explosion et incendie de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), l’établissement national français chargé d’expertiser les risques industriels.
Une précédente explosion au même endroit à la raffinerie Ufimsky d’Oufa, qui était d’origine industrielle, a causé des dégagements lumineux similaires à ceux observés le 3 mars. En janvier 2021, une vidéo capture le moment où une détonation déclenche un large feu dans des réservoirs de gaz. La ressemblance avec les événements du 3 mars est si frappante que des internautes se sont laissé berner. Plusieurs comptes sur les réseaux sociaux, voire certains médias, illustrent à tort les événements du 3 mars avec les images de 2021.
De précédents feux d’origine industrielle
Les raffineries situées à Oufa, dont la ville et la région tirent une large partie de leurs revenus, sont régulièrement touchées par de tels incendies, rappelle le média local UFA1. D’autres feux se sont déclarés en 2012, 2018 et 2019. Et ce, bien avant que l’Ukraine ne développe sa capacité à frapper le territoire russe dans la profondeur grâce à des drones perfectionnés. La possibilité d’une avarie ne peut donc être exclue.
Mais depuis, l’Ukraine a démontré sa capacité à toucher loin. L’Acled répertorie plusieurs frappes effectuées par l’armée à plus de 1 000 kilomètres de sa frontière. Y compris à Oufa, située à 1 400 kilomètres du territoire ukrainien. Le 31 octobre 2024, la ville est la cible d’une attaque de drones, que l’Acled suspecte aussi d’être l’œuvre de Kyiv. L’un des sites pétroliers est visé, mais l’aéronef censé l’atteindre se coince dans le décor avant d’atteindre son objectif présumé.
Les autorités locales communiquent alors rapidement sur la présence de drones hostiles, et les vols à l’aéroport d’Oufa sont temporairement suspendus. Des mesures qui n’ont pas été prises après l’explosion du 3 mars, renforçant l’incertitude sur la cause réelle de l’incendie de la raffinerie Ufimsky.
En somme, le doute est plus que permis sur l’origine de l’incident, qui pourrait aussi bien être dû à une attaque de drone qu’à un accident survenu sur le site. Conclure à une frappe ukrainienne est trop hâtif.