Derrière l’affaire Quentin Bataillon, le fragile équilibre entre liberté d’expression et préservation des institutions
Autrice : Clotilde Jégousse, journaliste
Relecteur : Vincent Couronne, chercheur associé en droit public au centre de recherches Versailles Institutions Publiques, enseignant en droit européen à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
Les déclarations du président de la commission d’enquête sur l’attribution des fréquences de la TNT ont mis au jour le fossé entre pratique et législation en matière de communication des députés, dont les usages ont évolué depuis 2017.
Rappel à l’ordre de la présidente de l’Assemblée nationale, demande de démission du député LFI Manuel Bompard, saisine du déontologue de l’Assemblée par Les Écologistes, le député Quentin Bataillon a appris à ses dépens qu’un président de commission d’enquête ne pouvait pas tout dire.
Sur le plateau de Touche pas à mon poste mardi 2 avril, il avait critiqué l’attitude “assez arrogante” de Yann Barthès lors des auditions menées sur son émission Quotidien à l’Assemblée nationale. Un constat qui aurait fait “l’unanimité” parmi “tous les députés de tous bords politiques” présents en commission, selon Quentin Bataillon. Problème : ces paroles sont prononcées dans l’émission d’un autre auditionné – Cyril Hanouna est l’animateur le plus sanctionné du paysage audiovisuel français – et alors que le rapport n’est pas encore rédigé. De quoi s’attirer les foudres d’une partie de la classe politique, y compris au sein de son propre groupe. S’il est d’usage que le président d’une commission fasse preuve de réserve, les textes ne le prévoient pourtant pas explicitement.
“Ce ne sont pas des agents de l’État”
Contrairement à d’autres pays comme la Belgique, qui prévoit des règles précises concernant les relations des députés d’une commission d’enquête parlementaire avec les médias (article 10 du code d’ordre intérieur), le code de déontologie de l’Assemblée nationale n’encadre pas la parole des députés français. Son article 1er leur impose simplement d’agir “dans le seul intérêt de la Nation et des citoyens qu’ils représentent”.
Une formulation assez large qui s’explique par la nécessité de protéger la liberté d’expression des députés. “Chacun est représentant de la nation tout entière. Du fait de cette légitimité démocratique, il bénéficie d’une liberté d’expression et d’opinion davantage protégée que celle des citoyens”, indique Basile Ridard, maître de conférences en droit public à l’Université de Poitiers et auteur d’une thèse de doctorat sur le droit parlementaire.
À l’inverse de ce qu’ont dit certains médias, les députés ne sont astreints à aucune forme de réserve, et bénéficient même d’un principe d’irresponsabilité parlementaire pour les propos tenus dans l’exercice de leurs fonctions (article 26 de la Constitution). “Ils représentent une opinion et siègent dans un groupe politique. Ce ne sont pas des agents de l’État comme peuvent l’être un préfet ou un policier. Il apparaît donc difficile de considérer qu’il pourrait y avoir, en droit, un problème avec cette prise de parole”, analyse Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas.
L’Assemblée nationale précise que les députés doivent garder le secret concernant les délibérations internes à la commission, sous peine de sanction pénale. Toutefois, Quentin Bataillon “n’attribue pas de propos à un député de la commission en particulier, et tient des propos trop vagues pour qu’une violation soit caractérisée”, précise Basile Ridard.
Dans ces conditions, le seul moyen de sanctionner Quentin Bataillon serait que le bureau de la commission d’enquête – tenu par la majorité – soit saisi, et qu’il décide de le destituer de sa fonction. Or, il n’existe “pas de dispositif juridique qui conduirait à le sanctionner sur le fondement d’une atteinte à un quelconque devoir de réserve”, précise le constitutionnaliste Benjamin Morel.
Nouveaux modes de communication
Le député n’est pas le premier à s’exprimer dans la presse avant que le rapport d’une commission ne soit rendu. Alors qu’il présidait la commission qui auditionnait Alexandre Benalla en 2018, le sénateur Les Républicains Philippe Bas était par exemple coutumier des interventions à la sortie des auditions, retransmises à la télévision.
Néanmoins, la configuration est ici inédite. En critiquant ouvertement Yann Barthès sur le plateau de Cyril Hanouna, qu’il a au passage félicité de recevoir tout le spectre politique dans son émission, contrairement à son homologue de TMC qui s’est fixé pour ligne de conduite de ne pas inviter le Rassemblement National, le président de la commission est sorti de l’impartialité et de la neutralité attendues dans la pratique.
Cette prise de parole, que Quentin Bataillon a justifiée sur Franceinfo par “l’importance” de parler au public de TPMP “et notamment les jeunes”, est révélatrice, pour Adrièle Jestin, doctorante en droit public sur la fonction de contrôle du Sénat à l’Université de Picardie, d’un virage emprunté par les députés dans leur manière de communiquer depuis 2017. “Ils sont plus jeunes qu’auparavant, ne connaissent pas forcément la pratique institutionnelle parlementaire, et se permettent des prises de parole que l’on n’aurait pas vues auparavant”, analyse-t-elle. Y compris sur les réseaux sociaux, où les députés insoumis en particulier totalisent des millions de vues. Les députés Antoine Léaument et David Guiraud se sont notamment emparés du réseau social Tiktok, où ils comptent chacun 497 000 et 378 000 abonnés et publient régulièrement des montages décalés de leurs interventions à l’Assemblée. Une stratégie à double tranchant : si elle pourrait ramener la jeune génération vers les urnes (environ 70% des 18-24 ans ne sont pas allés voter aux dernières législatives), certains observateurs craignent qu’elle n’écorne l’image de l’institution.
Pour éviter de jeter le discrédit sur ces commissions d’enquête, souvent menées sur des sujets sensibles, comme les ingérences étrangères (2022), les fraudes aux prestations sociales (2020) ou le financement des organisations syndicales (2011), il pourrait être envisagé d’interdire aux membres d’une commission de s’exprimer sur les travaux en cours, ou d’entrer en relation avec un auditionné avant que le rapporteur n’ait rendu ses conclusions. “Le problème d’une telle règle, c’est qu’elle empêcherait à ses membres de faire connaître le travail d’une commission dans les médias”, nuance Basile Ridard. Pas de solution miracle donc, à l’heure où 40% des Français jugent l’Assemblée nationale inutile.
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