Dépaysement judiciaire : quand la justice change de scène

Un barrage routier indépendantiste kanak à La Tamoa, dans la commune de Païta, en Nouvelle-Calédonie, territoire français du Pacifique, le 19 mai 2024. (Photo by Delphine Mayeur / AFP)
Création : 1 octobre 2024
Dernière modification : 30 septembre 2024

Auteur : Paul Morris, élève-greffier

Relecteurs : Guillaume Baticle, doctorant en droit public, Université de Poitiers

Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand et Lili Pillot, journalistes

Le dépaysement judiciaire signifie qu’une affaire normalement jugée par le tribunal le plus proche le sera par un tribunal plus éloigné, en raison de soupçons de partialité. C’est ce que reprochent les défenseurs des émeutiers de Nouvelle-Calédonie aux autorités judiciaires locales.

À la suite des violentes émeutes qui secouent la Nouvelle-Calédonie depuis le printemps 2024, un procès doit se tenir à Nouméa pour juger certaines personnalités indépendantistes soupçonnées d’avoir fomenté les troubles.

Après le refus du procureur général près la Cour d’appel de Nouméa de dépayser le dossier judiciaire, les avocats de la défense s’apprêtent à déposer une seconde demande auprès de la Cour de cassation. 

Afin de justifier sa décision, le procureur général avait mis en avant le renforcement des moyens judiciaires depuis le début des émeutes survenues mi-mai en réaction au vote de l’Assemblée nationale sur le dégel du corps électoral. L’occasion de faire le point sur ce qu’est “le dépaysement” d’une affaire.

Soupçons de manquement au droit à un procès impartial

Le dépaysement consiste à dessaisir un tribunal géographiquement compétent et donc en charge d’une affaire, en renvoyant cette dernière auprès d’une autre juridiction plus éloignée. Dépayser l’affaire est une procédure particulière, car elle s’appuie sur des soupçons de manquement au droit à un procès impartial de la part de la juridiction même.

Ces manquements peuvent être matérialisés par le fait qu’une des personnes poursuivies soit connue de la juridiction, ou par des déclarations publiques des autorités chargées de l’enquête, ce qui est actuellement reproché au procureur de la République de Nouméa.

Ces soupçons de manquements au procès constituent la suspicion légitime. En droit français, ce terme se caractérise par le doute qui peut naître à propos d’une juridiction, dont certains éléments tangibles font penser que la justice pourrait ne pas être correctement rendue. Par exemple : plusieurs magistrats, voire la juridiction entière, sont impliqués dans l’affaire à juger.

Dépayser l’affaire aurait ainsi pour intérêt de confier l’instruction de l’affaire à un procureur situé dans une autre juridiction, limitant ainsi les risques de partialité.

Si elle est rare, cette procédure n’est pas exceptionnelle pour autant, comme l’illustre le procès qui s’ouvre ce 1ᵉʳ octobre à l’encontre d’une directrice de greffe. Le dépaysement de l’affaire auprès du parquet d’Albi a été justifié en ce que l’agente était en poste à Toulouse, ce qui pouvait poser un risque d’impartialité.

En Nouvelle-Calédonie, les avocats de la défense reprochent au procureur certaines de ses déclarations, dont ils déduisent le parti pris du ministère public au mépris de la présomption d’innocence. Ils motivent leur demande de faire déplacer l’affaire sur le fondement de l’article 665 du Code de procédure pénale en insistant sur la “bonne administration de la justice. Si la demande est en elle-même classique dans le cas d’une affaire médiatique, l’originalité réside ici en ce que les juges de Nouméa désirent, eux aussi, ce dépaysement.

Le procureur a refusé le dépaysement : quelles suites ?

Le refus du procureur général de dépayser l’affaire ne sonne pas la fin de la partie pour autant. La défense a en effet annoncé qu’elle entendait saisir le procureur général près la Cour de cassation. Selon l’article 662 du Code de procédure pénale, la défense dispose de la faculté de déposer une requête afin que l’affaire soit renvoyée devant une autre juridiction.

Si le dépaysement est accepté, l’intégralité de la procédure sera transmise à un autre tribunal, où l’instruction du dossier recommencera en intégralité.

C’est donc à la Cour de cassation de décider désormais. Les magistrats de la Cour de cassation disposent d’une grande marge d’interprétation en raison de l’absence de précision de ce qu’est la cause de suspicion légitime qui est prévue par l’article précité.

Cette notion n’ayant en effet jamais été clairement définie par la jurisprudence, et ce, afin de laisser la faculté aux juges d’apprécier de la situation. Ainsi, il n’est pas possible d’anticiper la décision de la Cour de cassation, car elle a pu par le passé accepter le dépaysement de certaines affaires telles que l’affaire Bettencourt de Nanterre à Bordeaux, l’affaire dite des “disparues de l’Yonne”, ou encore l’affaire de l’assassinat corse qui a été dépaysée à Paris pour éviter que les jurés ne subissent des pressions.

Pour autant, la Cour de cassation peut également considérer qu’aucun élément ne permet de laisser présager d’une quelconque atteinte au principe d’impartialité et refuser le dépaysement, comme elle a pu le retenir dans l’affaire du Carlton de Lille, le dossier du Médiator ou encore pour l’affaire Clearstream.

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