Crédits photo : Kevin.B, CC 4.0

Délinquance : Lille, Bordeaux et Paris sont-elles les villes « les plus dangereuses de France » ?

Création : 26 avril 2024
Dernière modification : 13 mai 2024

Auteurs : Etienne Merle, journaliste

Antoine Mauvy, étudiant en droit à Paris II Panthéon-Assas

Relectrice : Lili Pillot, journaliste

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Sasha Morsli Gauthier

Source : Compte Instagram de CerfiaFrance, 21 avril 2024

Un classement des villes « les plus dangereuses de France » a été publié sur les réseaux sociaux et vu des centaines de milliers de fois. Les Surligneurs se sont plongés dans les coulisses de ces statistiques et sont allés de surprise en surprise.

Lille, ville de tous les dangers. La commune du nord de la France vient de recevoir un prix dont elle se serait sans doute bien passée. Le site internet Ville-data.com, qui publie un classement annuel des villes « les plus dangereuses de France« , vient d’attribuer à la capitale des Flandres la palme de la municipalité la plus insécuritaire de l’hexagone.

Mais à en croire l’article qui accompagne ce classement, ce n’est pas la seule commune qui a du souci à se faire : « Les faits marquants de ce classement 2024 sont la forte progression de Bordeaux, qui passe de la septième à la deuxième place, la baisse continue de Lyon et la disparition de Nantes du classement« , écrit l’auteur.

Sur les réseaux sociaux, la publication connaît un succès fulgurant. CerfiaFrance, un compte qui relaie l’actualité qui « buzz« , a également partagé le classement, générant des centaines de milliers de vues en seulement quelques jours.

Les Surligneurs se sont penchés sur la méthode qui a permis la réalisation de cette liste, mais aussi sur les statistiques utilisées. En s’appuyant sur des spécialistes de la délinquance et de la sécurité, la conclusion est sans appel : tout est faux dans ce classement. Explications.

Des statistiques qui ne mesurent pas la délinquance

Intéressons-nous d’abord à l’origine des statistiques qui ont permis à Ville-data d’obtenir ces résultats. Le site indique que les données sont tirées « du ministère de l’Intérieur« , grâce à l’outil « État 4001« .

Si cet outil existe bel et bien, il ne mesure pas toutes les infractions, mais seulement celles qui sont connues par la police et la gendarmerie, comme l’indique le site du ministère : « Ce document administratif porte sur les crimes et les délits (à l’exclusion des contraventions et des délits routiers), enregistrés pour la première fois par les forces de sécurité et portés à la connaissance de l’institution judiciaire. »

Ces données sont donc constituées à partir des plaintes d’habitants, mais aussi des opérations des services de sécurité. « État 4001 » est réalisé chaque mois à plusieurs échelles : villes, départements et régions. Mais il y a des trous dans la raquette.

Nombreuses lacunes

Tout d’abord, ces chiffres sont très certainement sous-évalués. « Il existe une proportion de personnes qui ne déposent pas toujours plainte« , explique Philippe Robert, directeur de recherche émérite au CNRS, fondateur et ancien directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). « Nous ne pouvons pas non plus évaluer les spécificités locales. Dans une ville, il est rare que le niveau de dangerosité soit le même dans toutes les parties de la ville en question. »

À en croire le spécialiste, il est donc impossible de mesurer finement le phénomène de la délinquance par l’outil du ministère de l’Intérieur. D’autant que certaines infractions ne sont tout simplement pas comptabilisées : « La statistique policière ne prend pas en compte la délinquance considérée comme « involontaire », comme les infractions routières qui constituent pourtant l’un des principaux contentieux pénaux. »

Facteurs conjoncturels

Ensuite, ces données peuvent évoluer en fonction de contextes bien différents d’une année sur l’autre, comme le détaille Driss Aït Youssef, docteur en droit public, spécialiste des questions de sécurité : « Pendant les gilets jaunes à Paris, on a eu beaucoup d’exactions sur la capitale, ce qui a considérablement fait augmenter les statistiques des dégradations. Mais on ne peut pas dire que les violences en marge de ce mouvement soient le résultat d’une tendance structurelle. Non, c’est conjoncturel. »

De la même manière, les politiques publiques peuvent également avoir un impact sur ces données : « Sur les questions des violences faites aux femmes, nous sommes dans un contexte de libération de la parole. Vous allez avoir beaucoup plus de femmes qui vont déclarer avoir été victimes auprès de la police. Cela contribue à faire monter les statistiques« , poursuit le spécialiste. Mais cela ne veut pas pour autant dire que le phénomène augmente.

Des choux et des carottes

Au-delà de l’impertinence de faire un lien entre les statistiques du ministère à une prétendue dangerosité des villes, la méthodologie du site Ville-data.com est très contestable, selon nos deux experts.

Le site indique s’appuyer sur douze types d’infractions : « Deux autres critères non disponibles pour toutes les communes ne sont pas pris en compte : vols avec armes, trafic de stupéfiants« , précise Ville-data.fr. Un choix « loufoque » pour le directeur de recherche émérite au CNRS : « Vouloir traiter de la dangerosité d’une ville sans tenir compte des infractions de stupéfiants serait étrange quand on connait l’atmosphère d’insécurité qui peut régner chez les habitants d’un quartier de deal. »

Un tri des délits que critique également Driss Aït Youssef : « La méthodologie n’est pas la bonne. On ne peut pas mélanger toutes les infractions ensemble. Un homicide, ce n’est pas un vol. Si vous avez énormément de vols à Lille, mais peu d’homicides, alors que vous avez plus d’homicides à Marseille, mais moins de vols, est-ce que l’on peut dire que Lille est plus dangereuse que Marseille ?« , fait-il mine de s’interroger.

Sur son site internet, le ministère reconnaît d’ailleurs les limites de son outil statistique : « L’État 4001 n’est pas suffisant pour répondre aux besoins d’information statistique sur la délinquance. La nomenclature, très ancienne, ne permet pas d’identifier certaines catégories de délinquance […] la cybercriminalité, les violences conjugales, les atteintes du type crimes de haine. »

Mesurer la délinquance, c’est possible !

Au-delà du classement tronqué proposé sur les réseaux sociaux, il existe des études qui mesurent la délinquance bien plus précisément que les enquêtes statistiques du ministère de l’Intérieur. On les appelle les enquêtes par victimation.

Concrètement, il s’agit d’un questionnaire envoyé à un important échantillon de personnes représentatives de la population française pour savoir si elles se déclarent victimes d’une infraction au cours des deux dernières années.

Une manière de mesurer la délinquance au niveau national, mais quasiment impossible à mettre en pratique à l’échelle de plusieurs villes pour en comparer les résultats : « Il faudrait que l’échantillon soit représentatif des habitants pour chaque ville. C’est une entreprise presque impossible à mettre en place« , explique Philippe Robert.

« Avant de tirer des conclusions sur ces données, il faut se poser plusieurs questions. D’abord, il faut se demander si la différence observée (dans le temps ou dans l’espace) peut s’expliquer par une différence ou un changement dans la façon de traiter la délinquance ou de l’enregistrer. Sinon, on doit se demander si la propension des victimes à déposer plainte peut fournir l’explication recherchée. C’est seulement après qu’on peut se demander s’il y a un changement ou une différence dans la délinquance étudiée.« , indique-t-il. Des conseils utiles à l’approche d’élections où le sujet des violences et de la délinquance risque d’occuper le débat public.

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