Comment l’État emmerde-t-il juridiquement ?

Eric Pouhier (CC 2.5)
Création : 6 janvier 2022
Dernière modification : 27 juin 2022

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Je ne suis pas pour emmerder les Français. Je peste toute la journée contre l’administration quand elle les bloque. Eh bien, là, les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder”, s’est lâché le Président de la République, face aux journalistes du Parisien.

Emmerder, selon le site CRNTL, a plusieurs sens. Celui qui semble correspondre à la pensée telle qu’exprimée par le Président est ”importuner, déranger ou contrarier fortement”, “causer du tracas, de la contrariété” à quelqu’un, sens qu’on retrouve dans le dictionnaire de l’Académie.

L’État nous gâte, en contrepartie il nous emmerde

Entre personnes privées, par exemple en droit du voisinage, tout emmerdeur peut être sanctionné : par une amende s’il fait trop de bruit ; par une obligation d’indemniser ses voisins s’il les empêche de jouir paisiblement de leur bien.

En matière publique, l’État emmerde en permanence les citoyens en les empêchant de faire ce qu’ils veulent : il est par exemple interdit de rouler à 240 Km/h sur les routes françaises, et cela me contrarie car je ne peux pas donner toute sa dimension à mon plaisir de détenir une voiture de sport. Je veux être médecin, mais la loi me dit de faire d’abord neuf ans d’études, or je suis pressé et je n’ai pas le bac. J’espérais faire un tour du monde mais je dois d’abord payer mes impôts. Je veux aller au restaurant, mais la loi me dit “vaccine-toi d’abord”. Emmerder, de la part de l’État, c’est donc entraver les libertés individuelles par des instruments juridiques divers et variés. En contrepartie de ces emmerdes, l’État met à disposition des routes à peu près sûres, une médecine fiable, des services publics, en somme il tente de satisfaire nos besoins.

Voilà pour la méthode.

Il nous emmerde en principe pour une juste cause, mais il y a plein de justes causes

Sur le fond, l’État ne saurait emmerder gratuitement. Il lui faut une bonne raison, au contraire du voisin emmerdeur qui n’a pas besoin de justification : il emmerde pour le plaisir, parce qu’il est détraqué, ou en réponse à un autre emmerdeur. En principe, l’État emmerde uniquement dans l’intérêt général, parce que c’est juste. Le droit est donc l’instrument qui permet d’atteindre ce juste, tel que socialement et politiquement accepté. Or le juste idéal au sens philosophique, qui satisferait tous les citoyens, est introuvable. Le juste est un compromis. C’est pourquoi il est forcément imparfait et donc emmerdant pour tout le monde.

Il est emmerdant pour ceux qui se soumettent à la loi : rouler à 80 Km/h sur une route sans danger apparent, faire neuf ans d’études et servir de ”bonne à tout faire” comme interne des hôpitaux, payer ses impôts, se vacciner et avoir mal au bras deux jours durant ou pire, sans compter la hantise des effets indésirables.

Il est emmerdant pour ceux qui ne s’y soumettent pas : amende ou prison pour délit de grande vitesse, pour délit d’exercice illégal de la médecine, pour délit de fraude fiscale, saisie sur compte bancaire par le fisc, privation d’activités tels que restaurant, cinéma, voyages, etc.

Bref, l’État emmerde tout le monde : pour le dire de façon imagée, il nous offre des jouets – routes, écoles, hôpitaux, stades, transports, etc. – tout en nous imposant un mode d’emploi contraignant. Il nous laisse vivre notre vie mais nous dit où on peut sortir et à quelle heure il faut rentrer.

Qui décide qu’une cause est juste et justifie que l’État nous emmerde ?

Dans une démocratie, c’est la majorité qui décide qu’une cause est juste, dans le respect de l’État de droit. Le droit est donc l’instrument privilégié pour emmerder. Le droit protège aussi certaines personnes, mais c’est toujours en emmerdant d’autres, voire en emmerdant celles qu’il protège. Le droit reflète donc l’idéologie dominante, en emmerdant de fait la minorité, dont la cause est alors minorée. Inversement si le droit reflète l’idéologie minoritaire, il emmerde la majorité, ce qui arrive quand certains lobbies minoritaires imposent leur vue à l’État. La justesse d’une cause est en outre relative : elle peut changer du tout au tout au gré d’une élection. Il n’y a pas de cause juste en soi ou plus juste que les autres, mais uniquement une cause majoritaire et/ou consensuelle qui s’impose, et d’autres minoritaires (en excluant les causes injustes en soi, mais c’est un autre débat).

Une cause juste doit emmerder, mais pas trop

L’État emmerde-t-il de façon proportionnée ? C’est la question la plus épineuse juridiquement. Une cause peut être poursuivie de plusieurs façons. Pour permettre aux non-chasseurs de profiter de la forêt en toute sécurité, faut-il interdire totalement la chasse, ou la limiter, et dans quelle proportion ? Pour sécuriser les routes départementales, faut-il limiter la vitesse à 80 ou 90 Km/h ? Pour mieux répartir la charge des services publics, faut-il créer une tranche d’impôt à 70 % des revenus ? Pour éviter que les enfants soient soumis à des images violentes ou pornographiques, faut-il leur interdire internet ?

Une cause ne doit donc pas seulement être juste : elle doit ménager les autres causes, qui ne sont pas injustes du seul fait qu’elles sont minoritaires. Les moyens juridiques destinés à mettre en œuvre une cause ne doivent pas écraser de façon disproportionnée d’autres causes. L’État est en charge d’une multitude de causes et doit les combiner, en fonction des circonstances.

Les causes en cause en matière vaccinale

Quelles sont les causes en présence en matière d’obligation vaccinale, même indirecte ? Côté antivax, c’est le libre consentement aux actes de prévention et de soins, consacré par le Code de la santé publique, le Code civil et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce principe s’impose au médecin, qui ne peut imposer de traitement à un patient, ce dernier dût-il en mourir (sauf urgence face à un patient incapable d’exprimer son consentement). Cette cause est donc sacrée et s’impose aussi à l’État en principe.

De l’autre côté, les provax plaident le droit à la protection de la santé, issu de la Constitution française (préambule de 1946), protégé aussi par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière énonce ce qu’on appelle des “obligations positives”, en vertu desquelles l’État doit protéger la santé collective et individuelle.

Deux droits fondamentaux, deux causes aussi sacrées l’une que l’autre. Soit l’État tente de les concilier en emmerdant chaque partie autant que l’autre : les uns se font vacciner et prennent des risques d’effets indésirables, mais ils peuvent aller au cinéma. Les autres refusent ces risques, mais ne peuvent pas aller au cinéma : c’est l’obligation vaccinale indirecte par le passe vaccinal. Soit l’État n’arrive pas à les concilier, et il doit alors choisir d’en emmerder certains un peu plus que d’autres : c’est l’obligation vaccinale pure et dure.

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