Comment la guerre en Ukraine a éclipsé le contentieux entre la Pologne et l’Union européenne concernant le respect de l’État de droit
Dernière modification : 18 juillet 2023
Autrice : Angèle Dupont, master Droit de l’Union européenne, Université de Lille
Mercredi 15 février 2023, la Commission européenne a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’un recours contre la Pologne : elle estime qu’un jugement rendu par le Tribunal constitutionnel polonais en 2021 remet en cause la primauté du droit de l’Union européenne. Depuis plusieurs années, la Pologne dirigée par le parti conservateur Droit et justice a engagé un bras de fer avec l’Union européenne, qui l’accuse, preuves à l’appui, d’avoir mis sa justice sous la coupe de la majorité.
La Pologne, un État membre de l’UE soumis au respect des valeurs communes
Pourtant, la Pologne a adhéré à l’Union européenne en connaissance de cause. L’article 49 du Traité sur l’UE (TUE) énumère les conditions d’adhésion à l’Union, parmi lesquelles on trouve le respect des valeurs visées à l’article 2 et qui sont, entre autres, le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, le respect des droits de l’Homme et l’État de droit. Pour devenir un État membre, la Pologne s’est engagée, comme tout autre État candidat, à promouvoir ces valeurs. Elle s’est également engagée à satisfaire aux critères de Copenhague de 1993, préalable à toute adhésion : on y trouve notamment la présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit, les droits de l’Homme et le respect et la protection des minorités.
Une fois devenu membre de l’Union, les engagements ne cessent pas, et l’État en question est même soumis à d’autres obligations.
Tout d’abord, les États membres ont l’obligation d’exécuter le droit de l’Union, selon l’article 4§3 TUE, et donc de prendre toutes mesures pour assurer l’exécution des obligations découlant du Traité.
De plus, les États doivent assurer la primauté du droit de l’Union sur leur droit national, c’est-à-dire ne pas appliquer les textes nationaux qui seraient contraires au droit européen, et ne pas en édicter de lois contraires. Le juge s’en mêle parfois et rappelle au Gouvernement son obligation, comme lorsque le Conseil d’État a intimé il y a quelques mois à la majorité de mettre en place le contrôle technique des deux-roues, une exigence européenne, et Emmanuel Macron avait cru pouvoir passer outre. La Pologne a également, au même titre que les autres États membres, la même obligation.
La Pologne et l’Union européenne avant la guerre en Ukraine
Les relations entre l’Union et la Pologne se sont dégradées au fil des années et plus précisément depuis 2015 en raison de diverses lois mettant à mal l’indépendance des juges dans le pays. Comme il n’existe pas de procédure d’expulsion d’un État au sein de l’Union, il a fallu trouver d’autres leviers.
L’Union européenne a tout d’abord utilisé la sanction politique permise par l’article 7 TUE qui prévoit dans un premier temps, un mécanisme préventif en cas de risque clair de violation des valeurs puis, dans un second temps, un mécanisme de sanction lorsque le Conseil constate la violation effective des valeurs de l’Union. Dans ce second cas, il peut suspendre certains droits à l’État membre, comme par exemple le droit de vote au Conseil, étape qui n’a jamais pu être franchie du fait du véto de la Hongrie.
En 2014, un nouveau mécanisme visant à prévenir une menace envers l’État de droit a été créé, il s’agissait d’un outil d’alerte qui permettait un dialogue structuré entre l’UE et l’État dont les agissements représentaient une menace.
Ce dialogue a été engagé en 2016 avec la Pologne suite aux inquiétudes sur l’indépendance de la justice. Cependant, suite à ce dialogue, il a fallu se rendre à l’évidence et constater l’inefficacité de ce nouveau mécanisme face à un pays qui ne souhaite pas coopérer.
Ainsi, en 2017, la Commission a activé pour la première fois dans l’histoire, la procédure de l’article 7 TUE à l’encontre de la Pologne. Mais en janvier 2020, le Parlement européen a adopté une résolution sur la détérioration de la situation en Pologne depuis le déclenchement de l’article 7. En d’autres termes, la procédure de l’article 7 n’a pas eu les effets escomptés.
La Commission a donc dû trouver un autre levier : la voie judiciaire. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) permet à une juridiction nationale d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur le respect des droits fondamentaux ; il faut ajouter à cela le recours en manquement prévu à l‘article 258 TFUE qui permet à la Commission d’adresser des avis et mises en demeure à tout Etat membre ne respectant pas les obligations prévues dans les traités. Dans ce cas, elle peut saisir la Cour européenne dans le cas où l’État ne se conforme pas à ses recommandations.
Le problème qui s’est posé c’est que l’article 2 TUE – qui liste les valeurs de l’Union – ne pouvait pas fonder un recours en manquement, ce qui constitue le principal obstacle à la sanction juridique des valeurs de l’Union par ses États membres. Cependant, le problème a été contourné lors d’un arrêt de 2018 dans lequel la Cour déduit du principe de protection juridictionnelle effective qu’il appartient aux juridictions nationales et à la Cour de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres, ainsi que la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent dudit droit.
S’en est suivi une multitude d’arrêts en manquement contre la Pologne, de 2019 à 2020 au vu notamment des réformes de la Pologne concernant l’âge de la retraite des juges, du manque d’indépendance et d’impartialité de la chambre disciplinaire de la Cour suprême.
Mais un pas a été franchi en 2021, le Tribunal constitutionnel polonais ayant rendu deux arrêts en date du 14 juillet 2021 et du 7 octobre 2021 qui, selon la Commission européenne, ont violé les principes généraux d’autonomie, de primauté, d’effectivité et d’application uniforme du droit de l’Union, ainsi que l’effet contraignant des arrêts de la Cour de justice.
C’est pour cette raison que le 22 décembre 2021, elle a ouvert une procédure d’infraction contre la Pologne pour violation du droit de l’Union. En outre, la Commission considère que cette jurisprudence viole le principe de protection juridictionnelle effective. De ce fait, elle prive les justiciables devant les juridictions polonaises des pleines garanties prévues par cette disposition.
À cette occasion, la Commission a envoyé à la Pologne en juillet dernier un “avis motivé”.
La Commission considère également que le Tribunal constitutionnel ne satisfait plus aux exigences d’un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, comme l’exige le traité.
Devant ce constat, la Commission a décidé de mettre en œuvre une sanction financière.
En 2020 a été présenté un mécanisme permettant de conditionner le versement des fonds européens, à destination des États membres, au respect de certains principes liés au respect de l’État de droit. Cependant, ce mécanisme a été contesté par la Pologne et la Hongrie qui ont, en signe de contestation, bloqué en novembre 2020 l’adoption du plan de relance européen et du budget européen. Il a fallu faire une concession et en décembre 2020, la question de l’État de droit est écartée et laisse place au régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union. Mais il est précisé que les mesures au titre de ce mécanisme devront être proportionnées à l’incidence des violations de l’État de droit sur la bonne gestion financière du budget de l’Union ou sur les intérêts financiers de l’Union et le lien de causalité entre ces violations et les conséquences négatives.
Le règlement dit “conditionnalité” a donc été adopté en décembre 2020. Cependant, en mars 2021 la Hongrie et la Pologne ont introduit un recours en annulation contre ce règlement. La CJUE a rejeté ces recours considérant que le texte “a été adopté sur une base juridique adéquate” et qu’il “respecte en particulier les limites des compétences attribuées à l’Union ainsi que le principe de sécurité juridique”.
Il faut noter qu’entre deux, en septembre 2021, la Commission a demandé une sanction financière à la CJUE à l’encontre de la Pologne en raison du non-respect des décisions. Ainsi, n’ayant pas suspendu l’application des dispositions nationales relatives notamment aux compétences de la chambre disciplinaire de la Cour suprême, la Pologne a été condamnée, en octobre 2021, à payer à la Commission européenne une astreinte journalière d’un montant de 1 000 000 euros par jour tant que la Pologne ne se conforme pas aux décisions de la CJUE. Après avoir constaté que la Pologne ne se tenait pas à cette oblogation, le 20 janvier 2022 la Commission a réclamé au gouvernement polonais le paiement de 69 millions d’euros de pénalités. Ainsi, à partir de cette date, la Pologne avait 45 jours pour commencer à payer ses pénalités, sous peine de recevoir une nouvelle demande de paiement avec des intérêts. La Pologne n’ayant pas réagi, la Commission européenne a mis en œuvre sa menace de prélèvement sur la part du budget européen qui devait en principe lui être versée, afin de régler cette astreinte. Début mai 2022, le pays était ainsi déjà privé de 160 millions d’euros de fonds européens.
Cependant, à ce jour, il semble que la Pologne n’a toujours pas remboursé ce qu’elle doit.
Survenance de la guerre et clémence accordée à la Pologne
La guerre en Ukraine a eu comme conséquence de reléguer au second plan ces questions. En effet, la Pologne, pays voisin de l’Ukraine, joue un rôle clé dans la résistance ukrainienne face à l’agression russe. Ainsi, alors qu’en avril 2022 le Conseil de l’Union a suspendu le versement de 6.3 milliards d’euros destinés à la Hongrie dans le cadre du règlement conditionnalité, une telle mesure a été évitée contre la Pologne.
Le 15 juillet 2022, un nouveau recours en manquement a été enclenché contre la Hongrie concernant une loi enfreignant les droits des personnes LGBTQI et les atteintes aux médias. Mais rien de tel contre la Pologne. On constate ainsi que malgré la guerre, la Commission et la CJUE restent actives contre la Hongrie, mais n’enclenchent pas de nouveaux recours à l’encontre de la Pologne, dont le non-respect de l’État de droit continue de s’aggraver, mais qui accueille en masse les réfugiés ukrainiens. Le contraste avec la Hongrie est d’autant plus frappant que le président de ce pays, Viktor Orbán, soutient son homologue russe.
Le plan de relance Next generation EU, dont le versement est conditionné au respect de la primauté du droit de l’Union a également été débloqué cet été au bénéfice de la Pologne. La Commission, considérant que la Pologne a transmis des éléments de preuve suffisants pour permettre le versement, mesure dont n’a pas bénéficié la Hongrie. À cette occasion, quatre organisations de magistrats européens ont déposé un recours le 28 août 2022 devant la CJUE pour lui demander d’annuler la décision et empêcher le déblocage de ce fonds, estimant que les contreparties imposées à la Pologne n’étaient pas assez exigeantes.
La fin de la clémence ?
Bien que la Commission européenne ait approuvé le plan de relance polonais en mai 2022, ce qui constitue une condition préalable pour tous les pays de l’Union afin de recevoir les fonds de la “Facilité pour la reprise et la résilience”, celle-ci continue de retarder le déblocage de la première tranche en raison des inquiétudes liées à l’indépendance du système judiciaire dans le pays.
Mercredi 15 février 2023, la Commission européenne a saisi la CJUE d’un recours contre la Pologne, estimant que des jugements internes rendus en juillet et octobre 2021 remettaient en cause la primauté du droit de l’UE. En effet, le 14 juillet 2021 le Tribunal constitutionnel polonais a jugé que la CJUE n’a pas la légitimité pour prendre des arrêts tels que les recours en manquement. Le 7 octobre 2021, ce Tribunal indique que les interprétations données par la CJUE de plusieurs dispositions (notamment de l’art 19§1 al 2, art 2, 4§3 TUE) ne priment pas sur la constitution polonaise et remet ainsi en cause la primauté du droit de l’Union sur le droit national. Cette décision intervient suite à l’avis motivé envoyé par la Commission le 15 juillet 2022, cet arrêt n’a donc pas permis d’apaiser les craintes de la Commission, ce qui l’a conduit à saisir la CJUE d’un recours contre la Pologne.
Cette décision de la Commission intervient alors que le président polonais, Andrzej Duda, a renvoyé ces derniers jours pour examen devant ce même Tribunal constitutionnel le projet de loi du gouvernement polonais visant à remédier au régime disciplinaire des juges, une réforme exigée par la Commission depuis un moment pour débloquer l’argent du plan de relance polonais.Selon le site internet EURACTIV, “Bruxelles et Varsovie devraient bientôt discuter de la question, et le gouvernement polonais considère qu’un compromis sera bientôt trouvé”.
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