Clémence Guetté affirme que l’on peut abroger la réforme des retraites par décret
Cet article est une republication d’un précédent surlignage de juillet 2024.
Auteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay
Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS en droit social, université de Nantes
Relecteur : Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public, université de Poitiers
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste
Source : Clémence Guetté dans "L'Evénement", le 5 décembre 2024
Un décret ne peut abroger une loi. Et même s’il s’agissait d’abroger le décret d’application de la loi de 2023 sur les retraites, il existe un gros obstacle juridique : la loi est très précise et peut s’appliquer sans décret…
Voilà une baguette magique que l’on ne soupçonnait pas : le décret. La députée La France insoumise, Clémence Guetté, affirme que, par le biais de ce dernier, il serait possible d’abroger la réforme des retraites, adoptée houleusement en 2023. Mais d’un point de vue juridique, cette proposition est farfelue.
Le parallélisme des compétences
Dès la première année de droit, un étudiant apprend le « parallélisme des compétences », à savoir, entre autres, que seule une loi peut abroger ou modifier une loi, seul un décret peut abroger ou modifier un décret, seul un arrêté peut abroger ou modifier un arrêté, etc.
Les exceptions à ce principe tiennent dans les doigts d’une main et ne s’appliquent pas ici, sauf à considérer que les articles 10 et 11 de la loi du 14 avril 2023, qui décalent l’âge de la retraite, sont allés si loin dans le détail qu’ils relèvent en réalité du domaine réglementaire et peuvent donc être abrogés par décret.
Il est vrai que les articles L. 161-17-2 et L. 161-17-3 du Code de la Sécurité sociale, issus des articles 10 et 11 cités plus haut, mentionnent, année de naissance par année de naissance, le nombre de trimestres nécessaires pour obtenir une retraite à taux plein.
Or, habituellement, la loi (pouvoir législatif) fixe les grands principes et le décret (pouvoir exécutif) met en œuvre dans le détail. C’est le partage des compétences qui résulte des articles 34 (domaine de la loi) et 37 (domaine du pouvoir réglementaire) de la Constitution.
Mais cela ne se ferait pas en une heure, contrairement à ce qu’affirmait Manon Aubry en juillet dernier : seul le Conseil constitutionnel peut décider qu’une loi votée a en réalité un « caractère réglementaire » et peut donc être modifiée par décret (article 37 alinéa 2 de la Constitution).
Un décret d’abrogation illégal
Serait-il possible d’abroger alors les décrets d’application de la loi sur les retraites ? Et Clémence Guetté aurait-elle alors employé un raccourci volontaire ? C’est ce que tend à prouver son tweet en date de juillet dernier cette fois, par lequel elle prétend qu’il est possible d’ « abroger les décrets d’application de la réforme des retraites ». C’est en effet différent, mais tout aussi fragile juridiquement.
Il faut encore faire appel aux techniques de base du droit : si un décret de juillet 2024 abroge un décret de 2023 appliquant la loi de 2023, cette abrogation fera automatiquement réapparaitre les décrets antérieurs de 2011 appliquant la précédente loi de réforme de 2010 passant l’âge de départ à la retraite à 62 ans. Et comme la loi de 2023 a modifié celle de 2010, le décret de 2011 appliquant la loi de 2010 est forcément contraire à la loi de 2023, puisqu’elle prévoit un âge de retraite plus tardif.
En somme, il « ressusciterait » un décret de 2011 devenu illégal. Ainsi, le décret de juillet 2024 d’abrogation du décret de 2023 serait lui-même illégal, et serait annulé par le Conseil d’État.
Une double copie du calendrier
Et s’il suffisait d’abroger seulement un article, pour mettre à l’arrêt la réforme ? L’article 1er du décret du 3 juin 2023 prévoit en effet très précisément le relèvement de l’âge d’ouverture des droits pour les travailleurs nés du 1er septembre 1961 au 1er janvier 1968 :
– Soixante-deux ans pour les assurés nés entre le 1er janvier 1955 et le 31 août 1961 inclus ;
– Soixante-deux ans et trois mois pour les assurés nés entre le 1er septembre 1961 et le 31 décembre 1961 inclus ;
– Soixante-deux ans et six mois pour les assurés nés en 1962 ;
– Soixante-deux ans et neuf mois pour les assurés nés en 1963 ;
– Soixante-trois ans pour les assurés nés en 1964 ;
– Soixante-trois ans et trois mois pour les assurés nés en 1965 ;
– Soixante-trois ans et six mois pour les assurés nés en 1966 ;
– Soixante-trois ans et neuf mois pour les assurés nés en 1967 ;
– Soixante-quatre ans pour les assurés nés à compter du 1er janvier 1968.
Abroger simplement l’article 1er du décret — et donc ce calendrier — permettrait-il de décaler cette progressivité, et donc de retarder la mise en œuvre de la réforme en attendant l’abrogation de la loi de 2023 sur les retraites par le Parlement ? Rien n’est moins sûr puisque la loi de 2023 est elle-même suffisamment précise en la matière.
D’abord, elle prévoit que l’âge d’ouverture du droit à une retraite est fixé à 64 ans pour les assurés nés à compter du 1er janvier 1968. Surtout, la loi précise que cet âge est fixé pour ceux nés entre le 1er septembre 1961 et le 31 décembre 1967, de manière croissante, à raison de trois mois par génération, c’est-à-dire par an. En gros, puisque le décret ne fait que reproduire autrement le texte de la loi, abroger le décret ne supprime pas la loi.
Ainsi, même en abrogeant le décret d’application de la réforme des retraites, les caisses de retraite seraient tenues d’appliquer l’augmentation progressive de l’âge de départ à la retraite, puisqu’elle apparaitrait toujours dans la loi.
Une erreur dans ce contenu ? Vous souhaitez soumettre une information à vérifier ? Faites-le nous savoir en utilisant notre formulaire en ligne. Retrouvez notre politique de correction et de soumission d'informations sur la page Notre méthode.