Brexit : le Royaume-Uni défie l’État de droit à ses risques et périls
Dernière modification : 20 juin 2022
Autrice : Emmanuelle Saulnier-Cassia, professeure de droit public à l’Université Paris-Saclay
Comment un simple projet de loi britannique (United Kingdom Internal Market Bill) a-t-il pu soulever autant la polémique cette semaine en Europe ?
Parce qu’il concerne le Brexit et que c’est la dernière saison de celui-ci qui se joue.
Parce que le teasing a été très bien orchestré par la démission mardi matin de Jonathan Jones, l’un des plus hauts fonctionnaires britanniques, et par une déclaration ministérielle l’après-midi qui a quasiment spoilé le pitch du texte à venir.
Parce qu’un simple adverbe (nonobstant) peut en droit avoir des conséquences désastreuses et faire s’étrangler les juristes les plus flegmatiques.
Le divulgacheur s’appelle Brandon Lewis. Il est secrétaire d’État chargé de l’Irlande du Nord. En répondant à une question à la Chambre des communes mardi 8 septembre, il a convenu que le texte du projet de loi déposé le lendemain « viole le droit international, de manière spécifique et limitée »
Une violation revendiquée de l’accord de retrait…
Les hard brexiters s’en sont réjouis, osant affirmer que l’on pouvait revoir l’accord de retrait, ce qui est juridiquement inenvisageable, l’objet principal de ce retrait étant le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, lequel a bien eu lieu le 1er février 2020. Rappelons à ceux qui l’auraient oublié que le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union européenne depuis cette date et que si rien n’a changé pour l’instant, c’est parce qu’une période de transition s’applique jusqu’au 31 décembre 2020.
Le projet de loi déposé le mercredi 9 septembre porte sur « le marché intérieur du Royaume-Uni ». Les dispositions litigieuses se trouvent dans la Partie 5 intitulée « Protocole sur l’Irlande du Nord ».
… en trois points
C’est à l’article 42 clairement intitulé « Power to disapply or modify export declaration and other exit procedures » que l’on trouve la première disposition pouvant entraîner une violation par le Royaume-Uni de ses obligations découlant de l’accord de retrait, plus particulièrement du Protocole sur l’Irlande du Nord, puisqu’il « autorise les Ministres britanniques à ne pas appliquer les formalités prévues par le Protocole relatives à la circulation des marchandises en provenance d’Irlande du Nord ».
De même, l’article 43, moins clairement intitulé « Regulations about Article 10 of the Northern Ireland Protocol », c’est-à-dire l’article du Protocole imposant la règle de « level playing field » (concurrence non faussée), en particulier en matière d’aides d’Etat, afin d’assurer des conditions de concurrence équitable après la période de transition, prévoit en son §2(b) la possibilité pour le secrétaire d’Etat à l’Irlande du Nord « de ne pas appliquer ou modifier les effets de l’article 10 », et également au §3(d)i, que l’article 10 n’a pas à être interprété conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union…
Enfin, icing on the cake, c’est dans le chapeau précédant l’article 45 (« Further provisions related to sections 42 and 43 ») que l’on trouve cette mention inédite on ne peut plus claire en italiques, utilisant le susmentionné adverbe magique (notwithstanding) : « Certain provisions to have effect notwithstanding inconsistency or incompatibility with international or other domestic law ». Cette formule synthétique suffisante en soi est confirmée par le contenu de l’article lui-même selon lequel les réglementations adoptées en application des articles 42 et 43 ne pourraient être déclarées « illégales » sur les terrains de l’incompatibilité ou la non-conformité avec les dispositions pertinentes de droit interne ou international, mais aussi de l’article 7A du European Union (Withdrawal) Act de 2018 et de toute règle de droit, y compris les décisions juridictionnelles. En d’autres termes, les ministres de sa Majesté pourraient en matière d’aides d’Etat et de contrôles à la frontière nord-irlandaise faire comme bon leur semble même si c’est contraire à ce qui a été prévu dans l’accord de retrait.
Cette affirmation assumée de la possibilité pour le Royaume-Uni de contrevenir à ses obligations découlant de l’accord sur le retrait, en vigueur depuis le 1er février 2020, ne pouvait passer inaperçue et doit être fermement dénoncée. Il s’agit d’une provocation de plus du Premier ministre Boris Johnson, sur les plans juridique et politique.
Le contournement de toutes les procédures
S’il est loin d’être acquis que le Parlement britannique accepte une telle forfaiture et d’insulter ainsi la rule of law, tout du moins au niveau de la Chambre des Lords, des garde-fous (le terme n’a jamais été aussi adéquat) devraient permettre le cas échéant de remettre le Royaume-Uni sur le chemin de la légalité. Comme on l’a déjà rappelé, l’accord de retrait a prévu (dans sa partie VI sur la gouvernance) un mécanisme de règlement des différends ad hoc en cas de difficulté sur l’interprétation des dispositions de l’accord pour permettre son exécution et respect de manière efficace. Le Royaume-Uni s’expose donc au déclenchement de cette procédure inédite, qui débute par la consultation d’un comité mixte et se poursuit, si aucune solution n’est trouvée, par la saisine du groupe spécial d’arbitrage ad hoc, lequel peut rendre une sentence comprenant une sanction financière pour la partie perdante. La Cour de justice de l’Union européenne doit en outre être obligatoirement saisie en cas de difficulté sur une question relative au droit de l’Union européenne, ce qui n’est pas forcément évident en l’espèce.
Le jeu avec le feu ?
L’on ne peut exclure non plus que des recours en judicial review soient portés devant les juridictions britanniques et déclarées recevables par ces dernières, soucieuses de constituer l’ultime rempart interne de légalité.
Qu’il s’agisse d’un coup de com ou de bluff, il est risqué sur le plan juridique et il pourrait s’avérer ridicule sur le plan politique, puisqu’il a même été jusqu’à provoquer une déclaration officielle de la Présidente de la Chambre des représentants américaine, Nancy Pelosi, énonçant clairement le 9 septembre 2020 que « si le Royaume-Uni violait ce traité international et que le Brexit affaiblissait l’accord sur le Vendredi Saint, il n’y aurait aucune chance qu’un accord commercial entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni soit adopté par le Congrès », car les « Américains chérissent cet accord » qui sera « défendu fièrement par le Congrès des Etats-Unis »…
De l’effet papillon Brexit…
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