Au Brésil, la démocratie sur un fil de discussion
Autrice : Clotilde Jégousse, rédactrice
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Yeni Daimallah et Emma Cacciamani
Les enseignements de l’assaut du Capitole des États-Unis et les règles fixées par les plateformes de réseaux sociaux n’auront pas suffi. Dimanche 8 janvier, des centaines de militants pro-Bolsonaro ont envahi le Congrès, la Cour suprême et le palais présidentiel brésiliens, pour tenter de renverser le président nouvellement investi. Une action coordonnée et financée grâce aux réseaux sociaux.
“La patience est terminée, les lignes de front du mouvement sans organisateur sont déjà en train de se former. Si vous êtes à Brasília, organisez-vous”, pouvait-on lire dans l’un des 17 000 groupes publics brésiliens qui discutent de politique nationale sur WhatsApp, surveillés par l’entreprise d’analyse de données Palver, selon l’agence Lupa.
Les réseaux sociaux tremplins du projet d’insurrection
Les groupes de l’application de messagerie ont joué un rôle central dans l’organisation de l’invasion des institutions brésiliennes par les militants pro-Bolsonaro, dimanche dernier. Dès mardi 3 janvier, soit cinq jours avant le passage à l’acte, “les camionneurs, les agriculteurs, les propriétaires d’armes à feu”, entre autres partisans de l’ex-Président, y étaient appelés à “déterrer tous les rats qui ont pris le pouvoir”, dans des messages consultés par le site de fact-checking Aos Fatos. Dimanche, ils diffusaient des instructions sur la façon de se rendre sur les lieux. L’administrateur d’un groupe aux 224 000 membres prévenait “En voiture, vous n’entrez pas [dans l’Esplanade des ministères]” et informait de l’absence de la police, selon Lupa.
De nombreuses autres plateformes ont été, elles aussi, de formidables vecteurs du projet de renversement de la démocratie brésilienne. Sur les réseaux sociaux TikTok, Kwai, Facebook, Instagram et Telegram, des messages appelant à une “action de masse” pour arrêter le pays et prendre d’assaut le Congrès ont totalisé des dizaines de milliers de partages et des centaines de milliers de vues, informe Aos Fatos. La plupart des messages sont devenus viraux à partir du 4 janvier. L’un d’eux lançait un “appel constitutionnel aux militaires, aux anticommunistes et aux anti-dictatures” pour une “révolution militaire”, qui atteignait plus de 100 000 vues dimanche. Publiée le vendredi, la publication la plus populaire totalisait 820 000 vues et 48 000 partages dimanche après-midi, toujours selon le média de fact-checking brésilien.
Si les réseaux sociaux ont permis la diffusion d’informations nécessaires à l’organisation du mouvement, ils en ont également été une source de financement. Des propriétaires de chaînes Youtube à grande affluence, comme “Bishop Santana” (579 000 abonnés) ont lancé des appels aux dons, selon Aos Fatos. D’autres ont profité de la monétisation de leur compte pour générer de l’argent en diffusant les événements en direct, comme l’influenceur pro-Bolsonaro Alex Moretti, à la tête d’un compte qui enregistre près de 112 millions de vues, et dont la vidéo a atteint 18 000 spectateurs simultanés, avant d’être supprimée, selon Aos Fatos. Dimanche, le procureur général du Brésil a demandé à la Cour suprême d’ordonner aux plateformes de “démonétiser les profils faisant l’apologie d’actes terroristes”.
Un air de déjà-vu
Les circonstances des événements de dimanche dernier à Brasilia ne sont pas sans rappeler celles de l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, le 6 janvier 2021.
D’abord, parce qu’à l’image de son homologue américain, Jair Bolsonaro a mené une campagne de désinformation massive dans les médias sociaux et les applications de messagerie. De quoi renforcer la défiance de ses soutiens vis-à-vis des institutions démocratiques. Avant même la tenue du scrutin présidentiel les 2 et 30 octobre 2022, celui qui était encore Président instillait le doute quant à la fiabilité des urnes électroniques, jetant le discrédit sur le futur résultat de l’élection présidentielle.
Et la magie opère. C’est derrière le slogan “Nous voulons le code source !” – l’ensemble des instructions composant le programme informatique de comptabilisation des votes – que se sont rassemblés les soutiens de l’ex-Président, selon TV5 Monde. Ivan Paganotti, docteur en Sciences de la communication et professeur à l’Université méthodiste de Sao Paulo, explique à l’AFP que “La désinformation a joué un rôle important pour mobiliser ceux qui avaient besoin d’une justification qui pourrait donner un semblant de légalité à cette invasion”.
Deux ans auparavant, le même discours était tenu par Donald Trump. Sur son compte Twitter, il martelait “Arrêtez le décompte” au fur et à mesure que les résultats de l’élection tombaient. Au lendemain de celle-ci, certaines mesures de modération des contenus avaient été levées, laissant proliférer, des mois durant, des informations erronées sur l’élection, des groupes et des hashtags “Arrêtez le vol” et “Fraude électorale”. “Pour donner la priorité à la croissance au détriment de la sécurité”, dénonçait Frances Haugen, ancienne employée de Facebook, à la SEC (Securities and Exchange Commission), selon The Guardian.
Ensuite, parce que dans les deux cas, les plateformes de réseaux sociaux se sont trouvées submergées par les évènements. La plupart d’entre elles ont des directives contre des contenus qui contreviennent à leurs règles, et en interdisent la diffusion. Par exemple, Youtube interdit “les contenus destinés à louer, promouvoir ou aider des organisations extrémistes violentes ou criminelles”, et Facebook “tout contenu prônant la violence en raison du vote, de l’inscription des électeurs ou de l’administration ou du résultat d’une élection”, selon Aos Fatos. Pourtant, le 6 janvier, lorsque quelque 10 000 partisans de Donald Trump marchent vers le Capitole, ces mêmes plateformes peinent à gérer le flot de signalements – 4 000 par heure sur la plateforme Instagram, selon un rapport interne évoqué par Libération – et à empêcher la diffusion des événements en direct.
Les publications relatives à l’invasion au Brésil ont, elles, été retirées au compte-gouttes. Une vidéo de l’assaut filmée par l’influenceur brésilien Adriano Casto, qui a totalisé 223 000 vues selon Aos Fatos, a été reprise par plusieurs chaînes Youtube dont le contenu n’a pas été supprimé à l’heure actuelle.
Quelle responsabilité pour les plateformes ?
Suite à l’insurrection du Capitole, une commission d’enquête parlementaire avait été créée pour faire la lumière sur les événements. Son président, Bennie Thompson, jugeant que certaines plateformes n’avaient pas “répondu de manière adéquate aux demandes d’informations” de la commission, avait pris la décision de les y contraindre, selon RFI.
Quatre plateformes, Alphabet (maison mère de Youtube), Meta (celle de Facebook), Reddit et Twitter avaient été assignées à comparaître, notamment pour évaluer l’impact de la diffusion de fausses informations par Donald Trump via leurs canaux.
Dans l’Union européenne, ces mêmes plateformes ont désormais l’obligation de lutter contre “tout effet négatif réel ou prévisible sur le discours civique, les processus électoraux et la sécurité publique”. À défaut, elles s’exposent à des amendes pouvant atteindre, selon la Loi européenne sur les services numériques (Digital Services Act, DSA), plusieurs milliards d’euros.
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