Attention à ces fausses statistiques qui prétendent que les institutions sont « confisquées » par la gauche
Auteur : Etienne Merle, journaliste
Relecteur : Nicolas Turcev, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Etienne Merle, journaliste
Source : Compte Facebook, le 9 octobre 2025
Des publications affirment que la France serait dirigée par la gauche, chiffres à l’appui : médias et institutions seraient « confisqués » par un camp minoritaire. Mais ces statistiques, ne reposent sur aucune source officielle.
Une vague rouge ? Depuis le 9 octobre, un post relayé sur Facebook et X affirme que « 75 % des Français sont à droite et subissent un pouvoir confisqué par la gauche ».
Pour appuyer cette thèse, la publication avance plusieurs chiffres supposément « révélateurs » : le Parti socialiste, qui n’a recueilli que 1,7 % des voix à la présidentielle de 2022, contrôlerait « le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour des comptes ».
La presse et la justice seraient, elles aussi, sous le joug de la gauche : « 80 % des journalistes » et « 35 % des juges » seraient « de gauche », voire « d’extrême gauche », affirme la publication.
En réalité, ces informations sont fausses ou trompeuses : aucune ne repose sur une source crédible, et toutes déforment ou inventent des données pour accréditer l’idée d’un pouvoir illégitime confisqué par une minorité.
Le PS ne contrôle pas le Conseil constitutionnel
Il est vrai qu’Anne Hidalgo, candidate du Parti socialiste, a réalisé 1,75 % des voix au premier tour de la présidentielle 2022, soit le plus faible score du PS dans l’histoire de la Ve République.
Mais prétendre que ce même PS « contrôle » le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour des comptes est faux. Ces institutions ne dépendent pas d’un parti politique.
Le Conseil constitutionnel compte neuf membres nommés pour neuf ans, trois par le président de la République, trois par le président du Sénat et trois par le président de l’Assemblée nationale.
Sa composition actuelle montre une majorité issue de la droite et du centre : Richard Ferrand (ex-Renaissance), Alain Juppé (ex-LR), François Pillet (ex-sénateur LR), Jacqueline Gourault (ex-MoDem), Philippe Bas (ex-LR), Laurence Vichnievsky (ex-MoDem)… Aucun n’est issu du PS.
… ni la Cour des comptes ni le Conseil d’État
Le Conseil d’État et la Cour des comptes ne sont pas des institutions partisanes, même si leurs présidents actuels ont un passé politique. Le Conseil d’État est composé de 230 membres (conseillers d’État) et 430 agents qui assurent le fonctionnement de l’institution.
Ses décisions ne sont jamais celles d’un seul individu : elles sont rendues de manière collégiale, c’est-à-dire après délibération entre plusieurs magistrats. Pour les dossiers les plus complexes, ils peuvent être jusqu’à 17 pour rendre une décision.
La Cour des comptes fonctionne sur le même principe. Elle compte environ 1 800 agents, répartis en plusieurs chambres, chacune présidée par un président de chambre et composée de conseillers et rapporteurs.
Toutes les observations de la Cour sont collégiales : elles doivent être examinées, discutées et adoptées par plusieurs magistrats avant publication.
Le rôle du premier président — actuellement Pierre Moscovici, ancien ministre socialiste — est d’assurer la direction et la représentation de la Cour, mais il n’intervient pas dans le sens des jugements rendus.
Autrement dit, même si Didier-Roland Tabuteau (Conseil d’État) et Pierre Moscovici (Cour des comptes) ont un passé socialiste, ils président aujourd’hui des institutions collégiales, statutaires et indépendantes, dont les décisions résultent d’un travail collectif de magistrats de carrière.
Réduire ces structures à l’étiquette politique de leurs présidents, c’est méconnaître la manière même dont la justice administrative fonctionne en France : par délibération, contradiction et pluralité de points de vue.
« 80 % des journalistes à gauche » : une rumeur
Difficile de savoir d’où vient l’idée selon laquelle « 80 % des journalistes votent à gauche ». La seule statistique existante à ce sujet provient d’une consultation ancienne d’Harris Interactive – Médias réalisée sur… Twitter (devenu X en 2023) en 2012, après l’élection présidentielle qui a vu le socialiste François Hollande accéder au pouvoir.
Selon cette consultation, 65 % des répondants avaient voté pour un candidat de gauche au premier tour : 39 % pour François Hollande, 19 % pour Jean-Luc Mélenchon, 7 % pour Eva Joly…
Mais cette enquête ne portait que sur 105 journalistes, recrutés via les comptes Twitter de l’institut, sans échantillon représentatif au regard des 37 000 personnes qui composaient la profession à la même époque.
En réalité, la sociologie du journalisme français est plus nuancée. Patrick Eveno, professeur d’histoire des médias et président de l’Observatoire de la déontologie de l’information, expliquait sur France Culture en 2018 que « les journalistes ne sont pas tous de gauche ; c’est une profession éclatée, diverse, où beaucoup se veulent indépendants et critiques de tous les pouvoirs ».
« 35 % des juges d’extrême gauche » : une invention
Ultime statistique avancée par l’internaute : « 35 % des juges seraient d’extrême gauche ». En réalité, il s’agit d’une confusion entre un vote syndical et une opinion politique. Lors des élections professionnelles de 2022, le Syndicat de la magistrature (SM) — une organisation minoritaire, souvent décrite comme classée à gauche, mais non d’extrême gauche — a obtenu 33,3 % des voix, soit sa meilleure performance depuis 2010.
Mais ce résultat ne mesure ni l’orientation politique des magistrats, ni celle des juges : il reflète simplement la part de voix recueillie par un syndicat professionnel dans un scrutin interne à la magistrature.
« Sur les 9500 magistrats français, au moins la moitié n’est pas syndiquée et l’USM qui défend essentiellement les intérêts corporatistes de la profession en revendique 2500. Nous n’avons pas les chiffres précis, mais le Syndicat de la Magistrature ne doit pas avoir beaucoup plus de 1000 adhérents. Et il y a aussi Unité magistrats FO qui doit avoir quelques centaines d’adhérents. Il est plutôt classé à droite et la présidente est régulièrement invitée sur CNews », expliquait Laurent Willemez, professeur de sociologie à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, co-auteur avec Yoann Demoli de « Sociologie de la magistrature », (ed. Armand Colin), chez nos confrères de Public Sénat, en avril 2025.