Alina Mosendz : “La désinformation est une arme de guerre”

Création : 4 mars 2022
Dernière modification : 8 mars 2022

Propos recueillis en anglais par Vincent Couronne, chercheur au centre de recherche VIP, Université Paris-Saclay

Traduction en français par Eva Taleb et Enzo Villet

La journaliste de StopFake, média ukrainien spécialisé dans la lutte contre la désinformation, décrit pour Les Surligneurs une situation alarmante, que la propagande russe a soigneusement préparée, et alerte le reste de l’Europe sur les conséquences de la désinformations.

 

Pour des raisons de sécurité, Alina Monsendz nous prévient : elle ne peut donner aucune information quant à sa localisation et celle de ses collègues journalistes. On en est là, aujourd’hui, en Ukraine. C’est que le média pour lequel elle travaille depuis 8 ans est du poil à gratter pour Vladimir Poutine : StopFake est un média ukrainien spécialisé dans le fact-checking, la lutte contre la désinformation. Né au sein de l’Université nationale « Académie Mohyla de Kiev », l’idée dès 2014 était de contrer la propagande russe, qui tente depuis des années de préparer les Russes et les Ukrainiens – et peut-être les Européens – à la guerre. C’est ce que son expérience au sein de StopFake en Ukraine lui a enseigné : la désinformation est une arme de guerre.

Vincent Couronne : Quelle est la situation actuelle pour les médias en Ukraine ? 

Alina Mosendz : Pour commencer, il y a 7 chaînes de télévision qui font actuellement ensemble un marathon officieux de l’information. Je connais des journalistes, surtout ceux avec des enfants en bas âge qui ont besoin d’un endroit sécurisé, mais ces journalistes qui sont restés, comme ceux à distance, travaillent ensemble à distance, pas séparément, afin de continuer à informer. Ainsi ils peuvent communiquer des informations vérifiées et être sur la même longueur d’onde, et ne pas se répéter entre eux. En Ukraine, il y a au moins quatre médias pro-russes, quelques sites internet importants, dont trois chaînes de télévision rattachés à Viktor Medvedtchouk, un proche de Vladimir Poutine. Ils ont été bannis de la diffusion avant cette grande guerre et pour le moment, ils ne font pas partie de cette unité des chaînes ukrainiennes.

Il y a encore des médias de qualité qui continuent d’informer sur ce qu’il se passe. De ce que je peux voir, les journalistes continuent de travailler et de travailler dur. StopFake notamment continue de travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Mais de nombreux journalistes, hommes et femmes, ont dû prendre les armes et mettre leur vie de journaliste entre parenthèses. Notez bien que ce n’est une “presse armée”. Voilà la situation dans laquelle nous sommes. 

Vincent Couronne : Diriez-vous que d’une certaine manière, en tant que média, cette situation, cette guerre, a changé votre relation avec votre audience ? Est-ce que les gens vous lisent plus, ou moins ? Est-ce plus difficile d’accéder à l’information ?

Alina Mosendz : De ce que je sais, les Ukrainiens ont une bonne couverture internet et une bonne connexion, même si les Russes essaient de bombarder les tours de télévision dans le centre de Kiev et de Kharkiv [NDLR : depuis l’entretien, l’accès à internet semble plus compliquée, avec des diffultés relevées à Marioupol]. Chez Stopfake, beaucoup de nos lecteurs commencent à nous rapporter directement des informations pour lesquelles ils ont un doute, afin qu’elles puissent être vérifiées par nos équipes.

Plus que jamais, les gens essayent de s’informer correctement et de ne pas croire la propagande et les fausses informations

Je travaille depuis longtemps dans l’éducation aux médias et je peux affirmer que, plus que jamais, les gens essayent de s’informer correctement et de ne pas croire la propagande et les fausses informations. Surtout que désormais la propagande ne passe plus seulement par la télévision russe, mais aussi beaucoup à travers les réseaux sociaux comme Télégram ou Viber, mais aussi les réseaux russes Vkontakte et Odnoklassniki. 

Je vais vous donner quelques exemples particulièrement parlant de désinformation russe.

Dès la semaine dernière, quand on a subi des attaques visant des civils, des appartements, des immeubles, des hôpitaux, des écoles, il n’y avait aucun doute que c’était la Russie. Les Russes ont tentés très vite de dire que les missiles et les tanks étaient ukrainiens, mais ce n’est pas vrai, car les pièces qui tombent sur le sol, la couleur des tanks et des camouflages sont très différentes entre la Russie et l’Ukraine, c’est important de le savoir (on peut voir les differences entre les armées et les véhicules ukrainiens et russes sur une vidéo de l’armée ukrainienne sur Facebook).

Par ailleurs, nous voyons qu’il y a de nombreux “saboteurs” [NDLR : notre interlocutrice utilise le terme “diversant”]. Les soldats russes volent les uniformes de certains soldats ukrainiens, voire parfois des véhicules, et provoquent les militaires ukrainiens. Ce sont clairement des groupes de saboteurs mais quand on est Ukrainien, il facile de faire la distinction, car nous comprenons le russe mais eux ne comprennent pas l’ukrainien. Donc si nous disons quelque chose en ukrainien ils ne seront pas capable de comprendre. On voit là comment la langue peut être une arme utile, afin de reconnaître les siens. 

Il y a des vidéos de personnes qui pillent des commerces, et ces personnes sont des soldats russes qui cherchent de la nourriture

Aussi, par exemple, il y a ces faux comptes sur les réseaux sociaux qui prétendent que les Ukrainiens sont des pilleurs, que les militaires ou les civils s’adonnent au pillage d’appartements privés. Or c’est un crime de guerre. Mais en toute logique, dès lors que militaires et civils ukrainiens se battent ensemble, nul besoin piller. Il n’y a donc pas de justification rationnelle pour que les militaires commettent ces pillages car les civils les soutiennent et les aident. Il y a des vidéos de personnes qui pillent des commerces, et ces personnes sont des soldats russes qui cherchent de la nourriture. Pourquoi ? Parce que personne parmi les civils ne les soutiennent. C’est important, car s’ils ne parviennent pas être ravitaillés, ils ne peuvent pas pour autant compter sur les civils pour de l’approvisionnement.

Un autre type de fausse information fréquente du moment est la diffusion par les Russes de message sur tous les réseaux affirmant, dès une ville est attaquée, qu’elle a rapidement capitulé. Ce n’est pas vrai, car chacune des villes attaquées est riposte de toutes ses forces, notamment à Kharkiv, Odessa, Kherson ou Marioupol. Toutes ces villes, en particulier celles le long de la Mer Noire et qui peuvent être attaquées par la marine, ou celles qui se font attaquer par le nord-est comme Kiev, Soumy, Tchernihiv ou Kharkiv continuent de riposter, même si les pertes sont énormes. 

Vincent Couronne : Pensez-vous que cette désinformation joue un rôle dans cette guerre ? 

La désinformation russe promeut des discours spécifiques

Alina Mosendz : Oui énormément. Il faut revenir en arrière pour comprendre pourquoi, car même lorsque l’on parle aux médias internationaux, ils nous disent que personne ne s’attendait à ça. Alors que si, nous le savions, nous ne savions juste pas quand exactement, car à Stopfake, depuis mars 2014 et la révolution Maïdan de la Dignité, nous identifions énormément de désinformation. Cette désinformation promeut des discours spécifiques. Par exemple, depuis 2014, les Russes diffusent le message selon lequel tous les Ukrainiens sont des nazis ou qu’ils sont tous d’extrême droite, ce qui est totalement faux.

Si vous regardez le parlement ukrainien, nous avons eu trois élections depuis 2014 et les partis d’extrême droite – qui ne sont pas nazis mais nationalistes – ont obtenu 5 % des votes en 2014 puis 2 % en 2019. À travers l’Europe vous avez tellement de partis d’extrême droite ou d’extrême gauche, d’ailleurs financés par la Russie, alors quand ils disent qu’il y a beaucoup de personnes d’extrême droite dans notre pays, c’est totalement faux. Et puis tout de même, notre président est juif !

Vincent Couronne : Pensez-vous que le but de cette désinformation est de cibler l’opinion publique ukrainienne, ou plutôt l’opinion publique russe ? 

Alina Mosendz  : Les deux sont ciblés mais surtout les Russes, car ils consomment plus de fausses informations. Russia Today, qui aujourd’hui est bannie en Europe, a été rendue accessible en anglais ou en espagnol ou dans d’autres langues, pendant que des médias locaux ont été traduits en russe. Les Russes font aussi la promotion du discours montrant que “l’Ukraine est en pleine guerre civile” et qu’eux, les Russes, “n’ont rien à voir avec cela”, qu’ “ils n’ont occupé aucun territoire”. Beaucoup de ces récits se sont propagés ces dernières années, posant les bases de ce qu’il se passe aujourd’hui. Ils ont posé ces bases pendant que le régime de Poutine, fait qu’il appelle non pas d’une agression assumée, mais un processus de “dénazification” de l’Ukraine. 

Vincent Couronne : Auriez-vous dit, avant même que le conflit n’éclate,  que la désinformation était un outil de guerre ?

La désinformation est une arme de guerre

Alina Mosendz : Oui, absolument. La désinformation est une arme de guerre, y compris pendant la guerre elle-même. Je me permets cependant de corriger vos propos. Je n’appellerais jamais la situation actuelle un conflit, et cela pour une raison. Dans l’histoire,  depuis plus ou moins trois cents ans, l’Ukraine a toujours eu ce genre de guerres avec la Russie, que ce soit l’Empire russe ou l’Union soviétique, lorsque nous avons essayé de reprendre notre indépendance.

On sait que l’histoire est écrite par les vainqueurs, et les Russes ont passé sous silence tant de guerres, tant de résistances, et tant de groupes d’insurgés qui se battaient à la fois contre l’Union soviétique et l’Empire russe. Donc les récits selon lesquels nous sommes soi-disant des nations sœurs et que nous parlons la même langue sont tout simplement faux, même si les deux langues sont d’origine slave. Le discours selon lequel l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie est faux. Au temps de l’URSS, les Russes ont forcé l’Ukraine à rejoindre l’Union soviétique. Comment ? Par la famine, l’Holodomor de 1932-1933, qui était un génocide, et par la guerre d’indépendance ukrainienne entre 1917 et 1921.

La Russie fabrique sa propre histoire, en la modifiant d’une manière qui convient mieux aux agresseurs

En même temps, comme nous avions été vaincus, ils – et je parle de la Russie soviétique – ils ont fait croire que tous les combattants l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) étaient des nazis. Non, nous nous sommes également battus contre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale autant que contre les Soviétiques. Donc oui, la désinformation joue un rôle dans les nouvelles que vous recevez, en préparant le terrain au cours des huit dernières années, et en permettant à la Russie de fabrique sa propre histoire, la modifier d’une manière qui convient mieux aux agresseurs.

Vincent Couronne : Y a-t-il quelque chose que vous voulez dire aux autres médias ou aux fact-checkers, en Europe ou dans le monde ?

Alina Mosendz  : D’abord, ce n’est pas une situation équilibrée. Si vous prenez les informations du ministère de la Défense russe, et si vous prenez le ministère de la Défense ukrainien, ce n’est pas un combat équilibré, la situation est très différente. Ce n’est pas un conflit entre États, c’est un pays qui envahit un autre pays, et c’est très important de le comprendre, parce que dans ce cas “le combat équilibré” est un faux équilibre. La vérité n’est pas quelque part entre les deux versions. Vous devez comprendre que nous sommes attaqués par un autre pays qui, il y a 8 ans, occupait  7 % de nos territoires (la Crimée et des parties des régions de Lougansk et Donetsk).

Les médias russes considèrent l’OTAN comme une menace, mais cela n’a rien à voir avec l’OTAN

De même, les médias russes considèrent l’OTAN comme une menace, mais cela n’a rien à voir avec l’OTAN, parce que nous n’avons même pas le statut de candidat. Cette aspiration à rejoindre l’OTAN et même l’Union européenne est inscrite dans notre Constitution. Mais il y a bien d’autres pays membres de l’OTAN dans le voisinage de la Russie, comme la Turquie par exemple ou les pays baltes, et quand ces pays sont entrés dans l’OTAN, était-ce une menace aux yeux de la Russie ? Non. Donc concernant l’excuse de l’OTAN, s’il vous plaît, ne croyez pas le discours russe.

Vincent Couronne : Le reste de l’Europe souffre aussi de la propagation de la désinformation russe, en particulier lors des campagnes électorales. Y a-t-il un message que vous voulez nous transmettre à ce sujet ? 

Alina Mosendz : Vérifiez la source de vos informations et à qui elle pourrait profiter. C’est vrai que dernièrement la Russie a essayé de s’ingérer dans les élections aux Etats-Unis et en Europe. Le Kremlin soutient certains partis qui eux-mêmes promeuvent dans leur pays des messages bénéfiques pour la Russie ou les proches de Poutine. 

N’aidez pas l’ennemi à ajuster son tir

StopFake vérifie à présent toute information douteuse, 24  heures sur 24, 7 jours sur 7. Pour cela, vous devez surveiller de près ce qu’il se passe et rester en contact avec les locaux, l’armée, le ministère de la Défense. Vous devez aussi constamment vous intéresser aux informations officielles russes, et leur manière de nier leurs pertes humaines.

En tant qu’Ukrainiens, on doit se référer aux sources officielles et aux rapports du président Zelensky, du ministre de la Défense et de l’État major des forces armées. De toute évidence, ils ne rapportent pas toutes les informations, mais c’est très important de vérifier d’où l’on tire ses informations, de quelle source, et des intérêts que cette source pourrait avoir. Je rajouterai que diffuser certaines informations peut être dangereux en temps de guerre, comme la position de l’armée, des adresses précises, donc n’aidez pas l’ennemi à ajuster son tir.

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