Affaire Molla Sali contre Grèce : Valeurs Actuelles affirme que la CEDH « ouvre la voie à l’application de la charia en France»
Dernière modification : 17 juin 2022
Auteur : Vincent Couronne
Source : Valeurs actuelles, 28 décembre 2018
Loin d’ « ouvrir la voie à l’application de la charia », la décision de la Cour européenne des droits de l’homme permet tout au contraire à une personne de confession musulmane de ne pas y être soumise contre sa volonté. Cela permet de renforcer la lutte contre le communautarisme et de favoriser l’application du droit commun de l’État.
Dans un article inspiré par une tribune et quelques déclarations politiques, le magazine Valeurs Actuelles affirme sans ambages que la CEDH « ouvre la voie à l’application de la charia». Le magazine fait référence à la décision Molla Sali contre Grèce rendue par la Cour européenne des droits de l’homme le 19 décembre dernier. Voilà bien une menace brandie à tort…
De quoi parle-t-on ? Pendant près d’un siècle, l’État grec a laissé faire une situation qui discriminait la minorité musulmane de la région de Thrace en matière d’héritage : un ressortissant grec membre de la communauté musulmane devait être forcément soumis à la charia et à l’autorité du mufti et non au code civil grec, comme n’importe quel autre ressortissant grec. Des traités signés au début du 20e siècle entre la Grèce et l’Empire Ottoman puis la Turquie avaient en effet prévu une protection particulière de cette minorité issue du démantèlement de l’empire vieux de plus de 600 ans. Il en découlait que la minorité musulmane vivant en Thrace était soumise à la charia pour les règles de succession, et non au droit civil grec.
C’est contre cette situation que Chatitze Molla Sali, une ressortissante grecque, a saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Car en tant que membre de la minorité musulmane elle était privée d’une partie de l’héritage que son mari lui léguait, auquel elle avait droit si on lui appliquait le code civil grec, mais pas si on lui appliquait la charia. Autrement dit, si vous êtes de confession musulmane en Thrace, vous ne pouviez pas hériter comme n’importe quel autre Grec, du seul fait que vous êtes membre de la « communauté musulmane ». Nombre d’observateurs y ont vu une discrimination fondée sur l’appartenance religieuse ou à l’égard des femmes, du Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes dans un rapport de 2007, au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans un rapport de 2009.
C’est pour mettre un terme à cette situation que le Parlement grec a adopté une loi début 2018 rendant la charia facultative et non plus obligatoire pour les successions en Thrace. Et c’est pour cette même raison que la Cour européenne des droits de l’homme a sans aucune ambiguïté reconnu à Chatitze Molla Sali le droit de s’extraire de la charia pour bénéficier du droit civil grec comme tout autre ressortissant grec. C’est une position évidente pour la Cour européenne, car la Convention européenne des droits de l’homme dont elle assure le respect l’y contraint : d’abord en protégeant la propriété des personnes (le droit de propriété est violé lorsque Chatitze Molla Sali se voit refuser une partie de l’héritage de son mari), ensuite parce que la protection des droits inscrits dans la Convention (donc ici le droit de propriété) doit être assurée « sans distinction aucune, fondée (…) sur la religion » (article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme).
La Cour a donc rappelé ici que dans un pays où la charia – ou tout autre droit – s’applique à une minorité, chacun a le droit de refuser son application et de préférer le droit commun, c’est-à-dire le droit qui s’applique par défaut à tous. Chaque membre d’une minorité a le droit de dire qu’il ne fait pas partie de cette minorité.
Pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme n’a-t-elle pas alors dit franchement son opposition à la charia, ce qu’elle avait déjà fait dans une décision en 2003 (voir le paragraphe 123) ? Tout simplement parce que ce n’était pas la question qui lui était posée, et que sauf cas exceptionnels, un juge ne peut pas se saisir de questions qui ne lui sont pas posées. C’est un principe fondamental de nos démocraties qui permet d’éviter un gouvernement des juges, où le pouvoir judiciaire ne serait pas là seulement pour trancher des litiges, mais pour intervenir dans des sujets divers au gré de ses envies.
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