Lecture : expliquer la bioéthique sans faire la morale
Dernière modification : 24 juin 2022
Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Il y a plusieurs manières d’aborder la bioéthique. Parmi celles-ci, l’approche par les professionnels de santé eux-mêmes, avec autant d’avis que de sensibilités ; l’approche de certains juristes qui mettent leur science au service de leur croyance ou de leurs opinions ; celle d’autres juristes, qui décryptent, dépeignent objectivement et donnent à comprendre, y compris aux non-juristes. Yann Favier est de ceux-là. Une telle démarche n’exclut pas la critique, mais il s’agit alors d’une critique argumentée de ce qui fait l’objet depuis quarante ans en France d’une branche du droit, qui subit le sort de toutes les branches du droit : stratification, complexification, hypertrophie.
Une ”liste de courses”
Le droit de la bioéthique est devenu depuis sa consécration en France en 1994 une ”liste de courses” (p. 63) où se mêlent la génétique, les recherches médicales, les conflits d’intérêts, le don et l’utilisation de produits du corps humain (dont les gamètes), le consentement, la dignité humaine, les conditions de la procréation médicalement assistée, le diagnostic prénatal, la fin de vie, le “triage” des patients en cas de pénurie de places dans les hôpitaux, etc. Autant de domaines qui relevaient auparavant de l’éthique et de la déontologie médicales, et que le droit a investis en les ancrant dans la loi ou des recommandations, mais pas seulement. Des traités internationaux comme la Convention européenne des droits de l’homme, pourtant rédigés bien avant que la bioéthique n’émerge, sont réinterprétés pour appréhender ces questions.
Un concept des années 1920, puis le point d’orgue avec le procès de Nuremberg
C’est pourquoi le professeur Yann Favier remonte aux origines. Le code de Nuremberg a pu être perçu comme l’acte de naissance de la bioéthique, par ”sa force symbolique presque indépassable” (p. 31) malgré une tentative récente de réduction et de récupération par quelques tristes bateleurs complotistes (nous assumons cette opinion). En réalité, le concept remonte aux années 1920 : Fritz Jahr, un pasteur Allemand, invente le mot et théorise l’idée, mais il ne sera manifestent pas prophète en son pays… Un concept qui, en effet, a eu la vie dure, y compris après la Seconde Guerre mondiale, du fait notamment d’une ”consanguinité” (p. 46) de l’industrie pharmaceutique et du monde médical.
Un “produit d’importation”
D’où l’essor des lois bioéthiques, destinées à canaliser certains comportements qui ne relevaient auparavant que d’une ”autorégulation d’un pouvoir biomédical” à l’anglo-saxonne (p. 83) aussi oscillante que peu contraignante et fragile face aux conflits d’intérêts. Il a fallu pour cela acclimater des règles étrangères au contexte français. La bioéthique est un ”produit d’importation” (p. 55), mais aussi un produit politique, que le droit a dû mettre en forme. On a vu alors les mondes médical, politique et juridique (à travers le Conseil d’État) coopérer malgré quelques rivalités pour concocter des textes devant allier mœurs sociales et effectivité. Car précisément, “le droit a vocation à émanciper et garantir des droits plus que de promouvoir une moralité publique” (p. 84). Un droit technique et non un droit éthique en somme, n’en déplaise aux juristes plus militants que “raisonnants”. Le droit n’a pas à entrer dans les guerres de convictions, ni le débat politique qui s’ensuit : il met en forme le consensus dégagé et veille à la cohérence des systèmes qui en résultent. Et quand ce consensus est flou, incertain, le droit qui en résulte l’est forcément et son effectivité en pâtit, comme l’attesta si médiatiquement et si amèrement l’affaire Vincent Lambert. Affaire parmi d’autres, comme celles suscitées par le droit à une mort digne, que Yann Favier décortique, montrant combien le droit est tributaire – et heureusement qu’il en est ainsi – des solutions adoptées politiquement.
La bioéthique et la réalité, ou la réalité de la bioéthique
L’occasion aussi pour l’auteur de relativiser quelques ”pseudo-principes” (p. 121) du droit comme celui de l’indisponibilité du corps humain, posé une fois pour toutes et largement contourné par la suite. Le non-respect de ces principes, comme dans l’affaire des cadavres de Paris-Descartes, ne rend pas pour autant le droit illégitime. Mais quand ce non-respect ou les exceptions deviennent massifs, cela conduit nécessairement à une réflexion sur la pertinence desdits principes.
La bioéthique et son droit n’ont pas été pensés de façon cohérente mais au coup par coup, tout en absorbant une déontologie médicale qui leur préexistait, et en s’étendant à des domaines qui posent en réalité plus de questions religieuses, morales ou politiques, que médicales (comme la procréation médicalement assistée). En outre, à mesure que la bioéthique s’institutionnalisait avec des organismes dédiés au respect des textes de bioéthique, elle tendait à se “procéduraliser” (p. 160), en particulier en matière de recherche médicale, de consentement ou de fin de vie. Pour autant, peu de solutions claires en découlent, car ces solutions ne sont précisément pas juridiques, et que le droit et encore moins les juristes – n’est pas légitime à les imposer.
Dans ces conditions, le juge est souvent conduit à compléter le droit car si ce dernier peut refuser de trancher, le juge n’en a pas la possibilité. Ainsi par exemple, le juge a fini par reconnaître les enfants issus de grossesses pour autrui réalisées à l’étranger. Reste que les réponses jurisprudentielles au coup par coup ne font qu’obscurcir le droit.
Pour une bioéthique réinventée, globale, “indépendante et courageuse”
Mais alors qu’il démontre et dénonce à longueur de pages une discipline boursouflée et hétérogène, Yann Favier conclut paradoxalement en militant pour une extension radicale de la bioéthique, avalant les questions de l’intégrité scientifique, de l’éthique de la recherche, de la méthodologie de cette même recherche, de la répartition de l’offre de soins entre les différents groupes sociaux en temps de pénurie, du vivant animal (notamment la recherche sur les animaux) et végétal (notamment les OGM et la brevetabilité du vivant), jusqu’à concurrencer le droit de l’environnement et le code rural : il faudrait refonder la notion de bioéthique autour d’une ”conception plus globale (…) basée sur les principes de respect et de coopération entre les espèces et plus généralement entre les humains et le monde vivant” (p. 194). Vaste entreprise, qui obligerait à identifier autant de valeurs communes sur des sujets si divers, lesquelles justifieraient les mêmes critiques d’artificialité que celles que l’auteur vient d’asséner avec justesse aux “pseudos-principes” qui sous-tendent l’actuelle bioéthique.
La bioéthique, rappelle enfin Yann Favier, ne se réduit pas au droit de la bioéthique (tout le comme le droit lui-même ne reflète qu’une infime partie de ses sources morales, religieuses, économiques, etc.), ni à une “forme d’expertise arrimée au pouvoir politique” (p. 206), ni à une philosophie (et encore moins à une morale). Si une telle discipline globale, fatalement pluridisciplinaire, n’a pas encore émergé en France au contraire des États-Unis, la faiblesse du monde universitaire français, sous-financé et lui-même en conflit d’intérêts, y est en grande partie responsable. On ne peut que le suivre sur ce point…
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