« Scène » internationale : l’Union cherche sa place

Création : 18 avril 2021
Dernière modification : 22 juin 2022

Autrice : Elsa Bernard, professeure de droit public, Université de Lille, Chaire Jean Monnet

La scène a largement circulé dans les médias et sur les réseaux sociaux : trois présidents – deux hommes et une femme – entrant dans un grand salon au sein duquel se trouvent deux fauteuils, situés devant deux drapeaux. Les deux hommes vont très naturellement s’asseoir sur les fauteuils, sans se préoccuper de la femme qui, restée debout, bras ouverts en signe d’incrédulité, émet un « Ehmm… » visant à se rappeler au bon souvenir de ces messieurs.

Nous sommes le 6 avril 2021. Les trois présidents en question sont le turc Recep Tayyip Erdogan, le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Le salon est celui du palais présidentiel dans lequel le président Erdogan accueillait les représentants de l’Union pour une reprise du dialogue turco-européen après une période marquée par de fortes tensions. Les deux drapeaux sont naturellement celui de la Turquie et celui de l’Union. Devant ce dernier, auraient donc dû se trouver non pas un, mais deux fauteuils, au regard de la dualité de la représentation européenne ce jour-là.

Mise sur le côté au sens propre comme au figuré, Ursula von der Leyen s’est dite « mortifiée par cet incident en tant que femme et en tant que présidente de la Commission ».

En tant que femme tout d’abord, elle qui venait parler de droits fondamentaux au cours de cette rencontre entre une Union européenne, censée chercher, « pour toutes ses actions (…) à éliminer les inégalités, et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes » (article 8 TFUE) et une Turquie, qui outre ses violations régulières des droits humains – ceux des femmes notamment – vient de se retirer de la Convention d’Istanbul pour l’élimination des violences envers elles.

En tant que présidente de la Commission ensuite, elle qui fût reléguée sur un canapé au même titre que le ministre turc des affaires étrangères dont la subordination au président turc n’est pas discutable, tandis qu’il n’existe aucun rapport de hiérarchie entre les présidents du Conseil européen et de la Commission européenne.

L’incident diplomatique a suscité remous et émotions dans le milieu politique européen, qui a promptement identifié Recep Tayyip Erdogan comme le responsable de cet affront. En France, Clément Beaune, le secrétaire d’État chargé des affaires européennes a ainsi considéré que « le problème dans cette affaire ce n’est pas l’Europe, c’est la Turquie« . Or, quelle que soit la satisfaction qu’ait pu tirer le président turc de cette humiliation publique à la fois des femmes et de l’Union, cette affirmation est erronée.

Le principal problème dans cette affaire n’est pas la Turquie. C’est l’Europe.

Si la Turquie a, comme le pense Clément Beaune, tendu un piège à l’Union, cette dernière est fautive d’y être tombée dedans avec une telle naïveté.

Mais piège ou pas, la principale faute de l’Union est ailleurs. Elle ne résulte pas seulement de ses ambiguïtés protocolaires (certes, à l’étranger le président du Conseil européen a rang de préséance sur celui de la Commission, mais cela signifie-t-il pour autant qu’ils ne doivent pas être assis ensemble face à leurs homologues ?), ni d’éventuelles défaillances dans la préparation de la visite de ses représentants en Turquie. Pas même de l’image désastreuse qui a été donnée, à cette occasion, de l’égalité des sexes notamment lorsque l’on compare cette image à celle, prise quelques années plus tôt, des présidents des deux mêmes institutions européennes, de sexe masculin, installés avec le président Erdogan sur trois fauteuils identiques devant les drapeaux idoines.

La principale faute de l’Union résulte, de manière générale, de son inaptitude à apparaître forte, unie, crédible et donc à trouver sa place sur la scène internationale, à l’heure où il est pour elle plus nécessaire que jamais d’abandonner son image de « soft power » notamment face à des puissances menaçantes comme la Chine, la Russie ou encore… la Turquie.

Le protocole rend visible les relations de pouvoir

En effet, la scène du palais présidentiel ne révèle pas qu’un simple problème de forme.

En tant que dispositif visant à mettre en scène le pouvoir politique, le protocole rend visible les relations de pouvoir. Il s’avère ainsi particulièrement important en situation d’incertitude ou de conflit dès lors qu’il recourt à un ensemble de relations d’autorité qu’il contribue, en retour, à renforcer. « Nous voilà en paix par ce moyen » écrivait à son propos le philosophe Pascal (Pensées sur la politique, Paris, Rivage, 1992, p. 37, cité par Y. Déloye, Cl. Haroche et O. Ihl, « Protocole et politique : formes, rituels, préséances »), ce qui semble particulièrement ironique dans le contexte en cause.

Au sein de l’Union, l’application de ce protocole peut être rendue complexe en pratique, notamment au plan international compte-tenu de la multiplicité des institutions et des acteurs susceptibles de représenter cette organisation internationale si particulière dans ses relations extérieures.

Le Conseil européen est l’institution qui regroupe les chefs d’État ou de gouvernement des États membres et représente les intérêts étatiques. Selon les traités, son président, actuellement Charles Michel, assure « la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) » (art. 15§6 TUE), domaine intergouvernemental qui échappe donc largement à la Commission. La Commission est en effet indépendante des États et ne représente pas leurs intérêts mais ceux de l’Union européenne. Aux termes des traités, la Commission « assure la représentation extérieure de l’Union« , « à l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune et des autres cas prévus par les traités » (art. 17§1 TUE).

Compte tenu de cette répartition, toute la complexité de la représentation de l’Union résulte bien sûr de la difficulté à déterminer si une manifestation internationale relève ou pas de la PESC. Tel était bien le cas de la rencontre à Ankara, si bien que la préséance semblait pouvoir revenir à Charles Michel, en tant que président du Conseil européen.

Toutefois, les échanges devaient également porter, lors de cette rencontre, sur les politiques commerciales et migratoires, domaines qui relèvent de la compétence de la Commission.

Dès lors, l’octroi d’un fauteuil à la présidente von der Leyen s’imposait également. Mais au-delà du protocole, la pratique a mis en évidence une rivalité malsaine entre deux institutions européennes présidées par des personnalités ayant des ambitions internationales, l’une souhaitant une « Commission géopolitique », l’autre redoublant d’efforts en matière de relations extérieures.

Le Haut représentant Josep Borrell, absent de la rencontre d’Ankara

Dans ces conditions, le recours à une troisième personnalité en remplacement des deux premières aurait permis d’incarner, à Ankara, les différents pans de l’Union : le « haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité » auquel les traités donnent pour mission de conduire la PESC (art. 18§1 TUE), et qui est à la fois membre du Conseil dont il préside la formation « Affaires étrangères » (art. 18§3 TUE) et membre de la Commission dont il est l’un des vice-présidents (art. 18§4 TUE). Porteur de la double casquette « Commission-Conseil », Josep Borrell, qui occupe actuellement cette fonction, aurait pu être le seul représentant européen lors de la visite en Turquie.

Sur le fond,  il aurait ainsi été mis en mesure d’assumer la mission que lui confie les traités, à savoir de « veiller à la cohérence de l’action extérieure de l’Union » (art. 18§4 TUE). Sur la forme, il aurait permis à l’Union de n’avoir besoin que d’un seul fauteuil pour siéger aux côtés du président Turc.  Sans doute, l’échec du récent voyage en Russie de Josep Borrell et l’humiliation déjà subie par l’Union à cette occasion n’ont pas plaidé en faveur d’une telle solution, mais là encore, l’Union s’est montrée bien peu stratégique, contrairement à ses aspirations.

Si la complexité du paysage institutionnel européen, qui est inhérente à la nature même de l’Union, ne facilite pas son incarnation et sa force sur la scène internationale, d’autres éléments, plus pernicieux, font obstacle à l’émergence d’une Europe stratégique et porteuse de valeurs.

Un problème de cohérence entre les États membres sur les valeurs de l’Union

Ainsi, Charles Michel, qui a pris place sur le fauteuil situé devant le drapeau européen aux côté du président Erdogan et qui lui a fait part « de la vive inquiétude » que lui inspire l’évolution récente de la situation relative à l’état de droit et au respect des droits fondamentaux en Turquie, préside une institution représentant vingt-sept États, eux-mêmes divisés sur de nombreux sujets, notamment sur les valeurs européennes.

Contrairement à ce qu’affirme le traité, ces valeurs apparaissent de moins en moins « communes » (article 2 TUE), ce qui ne pose pas uniquement des problèmes internes à l’Union. Ces dissensions sont également préjudiciables à l’unité donc à la force et à la crédibilité de la voix européenne sur la scène internationale. L’exemple de la Convention pour l’élimination des violences envers les femmes – qui était dans tous les esprits lors de la rencontre turco-européenne – est particulièrement éloquent : six États de l’Union n’ont toujours pas ratifié ce texte et l’un d’entre eux – la Pologne – a fait part de son intention de s’en retirer. Comment le Conseil européen pourrait-il le défendre quand un quart de ses membres ne l’appliquent pas ?

Au-delà du Conseil européen, c’est l’Union qui semble manquer de conviction à ce sujet puisque l’on attend toujours qu’elle conclue la Convention en question (après les conclusions de l’avocat général, la Cour de justice de l’Union européenne devrait prochainement rendre son avis sur la compatibilité de cette conclusion avec les traités de l’Union).

Comment éviter une nouvelle « scène » internationale ?

La scène qui s’est jouée à Ankara le 6 avril dernier a ainsi brutalement mis en évidence la fonction du protocole, qui est de traduire un poids politique, poids politique que l’Union n’a décidément pas encore. Elle a donné lieu, dans la semaine, à des échanges entre les présidents de la Commission et du Conseil européen, avec leurs équipes d’abord, puis devant les groupes politiques du Parlement européen, qui leur ont demandé de soumettre à leur assemblée, lors de la session plénière du 26 au 29 avril, une solution pour qu’un tel incident ne se reproduise plus.

Gageons toutefois que les seules solutions véritablement efficaces en la matière ne seront pas présentées par les deux dirigeants. L’une d’entre elles consisterait pour eux à accepter de s’effacer de la scène internationale pour laisser le Haut représentant y incarner l’Union de manière unitaire et cohérente.

Une autre solution consisterait à fusionner les fonctions de président de la Commission et de président du Conseil européen, comme cela avait déjà été proposé par Jean-Claude Juncker, sous sa présidence en 2017. Cette possibilité existe déjà puisque, depuis la révision de Lisbonne, l’interdiction qui était jusque-là faite au président du Conseil européen de cumuler sa fonction avec un autre mandat européen a été levée, à dessein. Cette fusion renforcerait la lisibilité politique de l’Union. Elle renforcerait également la légitimité démocratique de son unique président si, de surcroît, les États membres acceptaient de proposer ce président au vote du Parlement européen « en tenant compte des élections au Parlement européen » comme prévu pour le président de la Commission (art. 17§7 TUE).

Cette solution n’est évidemment pas exempte de difficultés juridiques mais c’est surtout au plan politique qu’elle provoque la réticence des États membres, lesquels redoutent toujours un affaiblissement de la dimension intergouvernementale de la gouvernance européenne.

L’incident diplomatique d’Ankara aura au moins eu le mérite de dévoiler de manière cinglante les difficultés qu’a encore l’Union à s’ériger en puissance, ce qui est pour le moins problématique à l’heure où elle cherche plus que jamais à se doter d’une autonomie stratégique. Espérons que la prochaine Conférence sur l’avenir de l’Europe se saisisse du sujet pour remédier à ce problème et faire en sorte que l’Union trouve enfin la place qui doit être la sienne, dans les salons présidentiels des pays tiers comme sur la scène internationale.

Mise à jour le 19 avril à 11h30 : Une erreur sur la fonction de Clément Beaune a été corrigée. Merci à nos lecteurs vigilants.

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